Les défis du dernier kilomètre
Les flux à traiter en dernier kilomètre sont nombreux. D'abord, l'historique BtoB. "Il faut répondre à tous les clients qui ont besoin d'une solution urgente dès le lendemain matin, comme c'est le cas en réparation automobile", indique Christophe Cornilleau, PDG de Walden Express International. Son groupe détient notamment Ciblex (et Relais Colis), société dédiée à la livraison BtoB et qui traite 330 000 colis par jour. Ensuite, le commerce en ligne, dont l'activité a fortement augmenté depuis une quinzaine d'années. "En 2009, le BtoC représentait 2 % de nos volumes, contre près de 44 % aujourd'hui", informe Geoffrey Dimelo, directeur excellence opérationnelle de DHL.
Enfin, il y a la croissance du CtoC, liée entre autres à l'essor de la seconde main. "Ces volumes restent inférieurs aux flux BtoC et BtoB, mais leur augmentation est plus soutenue", note-t-on du côté de la direction logistique urbaine de La Poste. Conséquence de cette multiplication des flux : les livraisons explosent. Deux enjeux majeurs apparaissent au premier plan. "Nos clients nous demandent de les aider à décarboner, et se heurtent à un problème de congestion des villes", relate Julien Sonzini, directeur de la mobilité urbaine de Renault Trucks.
D'abord, l'aspect environnemental est au cœur des préoccupations de tous les acteurs de la chaîne de valeur, du constructeur à la société de livraison, en passant par les plateformes logistiques. "Le dernier kilomètre peut générer un certain nombre de nuisances : atmosphériques, entre oxydes d'azote et particules fines, mais aussi sonores. Le véhicule électrique répond à ces deux problématiques", analyse Hélène Quévremont, directrice aux affaires techniques, à l'environnement et à l'innovation à l'OTRE (Organisation des transporteurs routiers européens). Les acteurs de la livraison ont donc fait de ces enjeux une priorité. C'est le cas de Geodis depuis un peu plus de deux ans. Sébastien Faivre, son directeur technique et performance du métier distribution & express, confie : "D'ici à fin 2025, notre ambition est de livrer les 100 plus grands centres-villes de France en transport moyen ou bas carbone."
La course à l'électrique
Les constructeurs ont forcément emboîté le pas aux transporteurs et logisticiens. Volvo Trucks vient de lancer son FM Low Entry, camion à usage urbain proposé uniquement en version électrique. Renault Trucks dispose de toute une offre à batteries du 19 au 26 tonnes avec notamment son E-Tech D, et travaille avec Geodis dans le cadre du projet Oxygen, pour créer un 12 tonnes électrique qui répond au mieux aux contraintes de la logistique urbaine. MAN Truck & Bus, qui propose son eTGM depuis plusieurs années, a récemment mis son eTGS sur le marché. "On est sur une technologie moderne qui va nous permettre de répondre aux besoins des transporteurs en termes de transport décarboné, commente Jean-Yves Kerbrat, directeur général France du constructeur. Si 88 % du parc PL global sera toujours thermique en 2030, il est probable que la part de camions électriques sera plus importante dans les villes."
En effet, le transport urbain fait partie des premiers convertis. "Le dernier kilomètre est le plus simple à passer à l'électrique, confirme Geoffrey Dimelo. Les constructeurs proposent des autonomies suffisantes pour atteindre nos objectifs." Dès le premier semestre 2022, DHL a commandé 44 camions électriques à Volvo Trucks. Et l'entreprise s'est depuis diversifiée en marques. La Poste vise à horizon 2025 une livraison 100 % décarbonée dans 350 villes en Europe, dont les 22 grandes métropoles françaises. De son côté, Relais Colis a l'objectif de rendre 200 de ses tournées quotidiennes (25 % de ses livraisons) écoresponsables d'ici la fin d'année. Les logisticiens n'ont pas attendu les demandes des sociétés de livraison pour agir.
GT Solutions a ainsi participé à l'appel à projets 2023 de l'Ademe et obtenu une aide pour une quarantaine de camions électriques. Quinze ont déjà été commandés. "Cette subvention est un coup de boost et nous permet de franchir un cap en 2024, notamment dans la distribution alimentaire et de matériaux", complète Frédéric Vorel, directeur commercial de GT Solutions. Outre le poids lourd, le véhicule utilitaire occupe aussi une large place dans la livraison du dernier kilomètre, en particulier dans les flux vers les particuliers. MAN a vendu près de 700 exemplaires de son eTGE en présérie, et proposera une nouvelle version d'utilitaires électriques pour 2028. Sur le segment de 3,2 à 6 tonnes, Renault Trucks a notamment lancé son Trafic E-Tech en 2023. "Il vient en complément du Master E-Tech, en attendant la plateforme Master 4 qui sera commercialisée en électrique mi-2024", ajoute Julien Sonzini.
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Mais l'électrique a encore deux limites, selon Hélène Quévremont : "Son coût, trois fois plus élevé qu'un équivalent thermique, et l'infrastructure de recharge, compliquée à mettre en place." Cet aspect financier est non négligeable car le dernier kilomètre représente déjà, selon les cas, 20 à 50 % du coût total de la livraison. Or, avec l'inflation de ces dernières années, investir dans ces équipements électriques, du camion à l'infrastructure, exige des moyens conséquents, souvent inaccessibles pour une partie des flottes. En attendant un déploiement plus large de l'électrique, les biocarburants font office d'énergies de transition. "Ces solutions ne répondent pas à l'ensemble des polluants atmosphériques, mais elles permettent la décarbonation tout de suite. Le B100 et le HVO sont des solutions matures sans surcoût démesuré", plaide Hélène Quévremont.
Chez MAN, dont les gammes sont adaptées aux biocarburants, Jean-Yves Kerbrat abonde : "En 2030, un camion vendu sur deux sera électrique. Cela aurait du sens que l'autre moitié soit au biocarburant." Un mode de pensée bien développé dans les flottes dédiées au dernier kilomètre qui, en attendant de proposer des options uniquement électriques, mettent en avant des "solutions vertes". La Poste dispose d'un parc de 37 000 véhicules à faibles émissions en France. Chez DHL, 35 % des livraisons ont été réalisées avec de tels véhicules en 2023, avec pour objectif de passer cette part à 70 % en 2024 et 90 % en 2025. Le logisticien GT Solutions, quant à lui, offre systématiquement une option en énergie alternative à ses clients.
Des solutions pour décongestionner les villes
L'autre enjeu majeur pour le dernier kilomètre concerne la décongestion des centres-villes. "Il faut des véhicules lourds, estime Jean-Yves Kerbrat. Mieux vaut un camion, qui plus est électrique, que 40 VUL." Les constructeurs s'étant attelés à proposer des solutions propres et massifiées, la balle est dans le camp des décideurs. "Les transporteurs seuls ne peuvent agir sur la décongestion, clame Hélène Quévremont. Un travail législatif est notamment en cours autour des aires de livraison, pour qu'elles soient mieux utilisées et disponibles pour les livreurs. L'OTRE suit aussi avec attention la mise en place de zones à trafic limité, pour que les professionnels puissent continuer de travailler."
L'optimisation apparaît aussi comme un maître-mot pour réduire la congestion des villes. La connectivité se développe depuis de nombreuses années dans les camions, mais s'impose comme encore plus primordiale dans ceux qui sillonnent les zones urbaines. "Ce sont des outils qui permettent d'optimiser les tournées et de réduire l'empreinte environnementale qu'elles génèrent", confirme Frédéric Vorel.
Si DHL n'utilise pas de télématique dans ses véhicules de livraison, il dispose d'outils internes pour travailler ce sujet. "Deux fois par an, des ingénieurs passent en revue toutes nos tournées pour savoir si elles sont réalisées de façon optimale. Si ce n'est pas le cas, nos outils recalculent selon diverses données et proposent de nouvelles optimisations des tournées", explique Geoffrey Dimelo. "La connectivité permet d'avoir une meilleure gestion de la géolocalisation, de la conduite et de la maintenance des véhicules, ajoute Jean-Yves Kerbrat. L'évolution GSR II [règlement sur la sécurité générale des véhicules neufs, ndlr] ajoute par ailleurs un ensemble d'éléments d'assistance qui réduisent les risques d'accident, comme la détection des piétons." Des éléments qui dépassent les objectifs environnementaux, mais prennent tout leur sens en ville.
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Au-delà des outils, la décongestion passe aussi peut-être par une évolution des habitudes de consommation, que doivent provoquer les acteurs du dernier kilomètre. "Renault Trucks travaille sur des consignes mobiles, présente Julien Sonzini. Cela peut pallier les 30 % d'échecs de premières livraisons en BtoC, une inefficacité inhérente au e-commerce d'aujourd'hui." De son côté, DHL s'est lancé, avec la start-up Pickme, dans le "voisin relais". Tout est dans l'intitulé. L'entreprise a livré 200 000 colis par ce biais en 2023, soit 9 % de son total.
Un concept bien sûr inspiré du point relais, dont le développement depuis plusieurs années a été l'un des effets de l'essor du BtoC et du CtoC. "Aujourd'hui en France, 30 % des flux e-commerce en livraison passent par ce canal." Ce chiffre relayé par Christophe Cornilleau, qui dirige Relais Colis, est le plus élevé d'Europe. Les habitudes des consommateurs ont évolué ces dernières années, et se sont particulièrement renforcées en ce sens depuis la crise sanitaire. "L'inflation a fait croître de 50 % l'utilisation du point relais. Les e-acheteurs y trouvent un intérêt économique", ajoute Christophe Cornilleau. La livraison en point relais coûte en effet moins cher qu'à domicile. Sur le plan écologique, le camion de livraison n'effectue qu'un arrêt à un point précis plutôt qu'une multitude chez les particuliers.
L'objectif tortueux de la satisfaction client
Face à l'essor de la demande, Relais Colis a logiquement augmenté la cadence, passant de moins de 6 000 points relais en septembre 2022 à 9 000 actuellement, avec l'ambition d'atteindre les 10 000 d'ici à fin 2024. "Nous privilégions les points relais ouverts un maximum de temps et disposant d'une capacité de stockage importante. Nous utilisons des algorithmes pour les positionner au plus proche de la population habitante et travaillante", détaille Christophe Cornilleau.
Un maillage important est indispensable car, comme l'observe Hélène Quévremont, "si le consommateur doit prendre sa voiture pour aller chercher son colis, cela n'a pas d'intérêt environnemental." Elle appelle de ses vœux une réflexion plus large sur la livraison e-commerce : "Nous luttons contre les mentions de livraison gratuite, car le transport n'est pas gratuit et cela donne une mauvaise indication au consommateur. On peut offrir la livraison, tout au plus. Il faut par ailleurs éviter les livraisons en quelques heures qui ne permettent pas au transporteur d'optimiser sa tournée. Enfin, les retours ne devraient pas être gratuits, ni encouragés."
Ces pratiques apparaissent pourtant de plus en plus présentes pour répondre à l'enjeu primordial de la satisfaction client et aux impératifs de livraisons toujours plus rapides. "Cette pression s'accentue mécaniquement quand le contexte économique est plus tendu, avance Frédéric Vorel. Quand les volumes sont moins au rendez-vous, la qualité de service fait la différence, et le niveau d'exigence est encore plus élevé." Pour Hélène Quévremont, l'exigence grandissante du consommateur amène à une contradiction des enjeux : "Le citoyen veut d'un côté moins de nuisances environnementales et de circulation, mais de l'autre, plus de produits disponibles dans des délais courts."
Un dilemme complexe à résoudre, mais qui peut passer par la pédagogie, les consommateurs se montrant de plus en plus sensibles aux enjeux environnementaux. Les livraisons propres peuvent être mises en avant, ou l'émission de CO2 générée par telle ou telle option peut être affichée au moment du choix.
Pour s'assurer de la satisfaction client, les véhicules s'accompagnent de divers outils. "Quand on met en place des moyens décarbonés ou à faible émission, il ne faut pas dégrader la qualité de service. Car sans qualité de service, il n'y a plus de clients et on n'existe pas", fatalise Sébastien Faivre. Comme d'autres, Geodis suit avec attention le NPS (Net Promoter Score : taux de recommandation net), que ce soit concernant l'expéditeur ou le destinataire. "Il y a aussi la traçabilité de la livraison : on nous demande la preuve d'avoir livré en temps et en heure, ajoute Frédéric Vorel chez GT Solutions. Nous devons donc nous doter d'outils adéquats."
Une meilleure image de la livraison ?
Effet bonus de la montée en puissance des véhicules propres et connectés : une aide face aux difficultés de recrutement inhérentes au secteur, même si le début d'année 2024 semble plus positif que les années précédentes. "Basculer vers des véhicules électriques ou roulant aux biocarburants est une façon pour nous de rendre le métier de conducteur plus attractif", affirme Sébastien Faivre. La jeune génération s'avère particulièrement sensible à ces sujets.
Jean-Yves Kerbrat confirme les avantages de ces progrès technologiques : "L'expérience de conduite en électrique est toujours bien perçue par le conducteur. Mais il y a aussi l'image renvoyée auprès de ses proches. Les conducteurs qui roulent avec des véhicules diesel sont souvent perçus comme des pollueurs. Quand ils passent à l'électrique, ils ont une meilleure reconnaissance de leur entourage. Ajoutez à cela la modernité des outils, et le conducteur est plus fier de son activité." Communiquer plus largement sur ses capacités à livrer en solutions "vertes" fait partie des stratégies des entreprises. "C'est un argument de poids maintenant que les chargeurs doivent intégrer le scope 3 [ensemble des émissions indirectes de la chaîne de valeur de l'entreprise, ndlr] dans leur bilan de gaz à effet de serre. Ils font plus attention à leur transport amont et aval", remarque Hélène Quévremont.
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Chez DHL, Geoffrey Dimelo confirme ce besoin de faire savoir que son entreprise est engagée dans la transition énergétique : "Nous communiquons sur nos chiffres liés à la distribution verte, notamment sur notre agence dans le centre de Paris qui effectue 100 % de livraisons vertes. Lors des appels d'offres, nos clients nous demandent des informations sur notre capacité à livrer avec des véhicules propres en raison de leurs propres objectifs", précise-t-il. DHL, à l'instar d'autres acteurs, va plus loin dans sa transition énergétique que le verdissage de ses flottes, installant des panneaux photovoltaïques sur une large part de ses bâtiments. "Nous avons même déjà effectué nos premières heures de vol dans un avion électrique", conclut le directeur excellence opérationnelle. Le dernier kilomètre est en avance sur la transition énergétique, mais le premier va rapidement lui emboîter le pas.
L'essor du vélo cargo
Quand les véhicules ne peuvent plus accéder à certaines zones urbaines, le vélo cargo peut faire son entrée. Renault Trucks apparaît particulièrement avancé sur ce sujet, assemblant et distribuant le Freegônes de Kleuster depuis fin 2022. "C'est un complément de gamme pertinent qui suit les mêmes déclinaisons que nos VU : le vélo cargo peut avoir une cellule benne pour les paysagistes, une cellule frigorifique pour les métiers de bouche ou une cellule sèche pour le colisage", détaille Julien Sonzini. Propre, le vélo cargo répond à la congestion des villes en pouvant passer par les pistes cyclables, les parcs, etc. "À horizon 2030, on pense que la cyclo-logistique pourrait couvrir 20 % des segments utilitaires", conclut Julien Sonzini.