Marie Defrance (Csiam) : "Les dix prochaines années marqueront un tournant historique pour le transport routier"
Pouvez-vous tout d'abord nous rappeler les principales missions de la Csiam ?
La Csiam (Chambre syndicale internationale de l'automobile et du motocycle) représente les intérêts des filiales françaises des constructeurs internationaux de véhicules légers, de véhicules lourds et de deux-roues motorisés auprès des pouvoirs publics en France. Comptant parmi ses adhérents les marques DAF Truck, Daimler Truck et Bus, Ford Trucks, Iveco, Isuzu, MAN Truck, Otokar, Scania, V DL Bus & Coach et Volvo Trucks, elle représente plus de 70 % des immatriculations de camions, bus et cars en France.
Depuis votre arrivée, quels projets ou actions vous y ont le plus marquée ?
Depuis ma prise de fonction à la Csiam début 2024, j'ai pu constater l'engagement marqué de l'État en faveur de la décarbonation du transport routier. Notre organisation s'est attachée à renforcer cette dynamique en portant des objectifs encore plus ambitieux. Nos efforts ont notamment abouti au doublement des dispositifs d'aide à l'acquisition et à la location de poids lourds électriques. Sur notre recommandation, un guichet unique a été mis en place pour simplifier l'accès aux financements, une mesure que nous avons particulièrement défendue pour soutenir les PME, qui représentent 75 % des entreprises du secteur du transport.
La Csiam a également contribué activement à l'élaboration du projet "Stratégie nationale bas carbone 3". Nos préconisations ont permis de fixer un objectif structurant : porter à 50 % la part des immatriculations de poids lourds électriques neufs à l'horizon 2030, une ambition que nous partageons avec Renault Trucks. La feuille de route étant désormais établie, notre priorité est de créer les conditions propices au succès de cette mutation profonde du secteur.
Avant de rejoindre la Csiam, vous avez occupé des postes dans différentes entreprises du secteur de la mobilité. Comment ces expériences ont-elles influencé votre vision du transport routier ?
Je suis arrivée dans le domaine des transports par la mobilité douce. Ma première expérience fut au sein d'une start-up innovante de trottinettes électriques en libre-service. Puis j'ai rejoint Volta Trucks, avec pour mission de réinventer la logistique urbaine grâce à des camions entièrement électriques. Cette dernière expérience m'a permis de plonger dans l'univers du transport routier et de découvrir les innovations technologiques qui redéfinissent ce secteur.
Aujourd'hui, je poursuis mon engagement en faveur de la mobilité durable au sein de la Csiam, prenant en charge la branche des véhicules industriels. Le secteur du transport routier est très engagé dans la décarbonation. C'est un secteur méconnu mais passionnant, confronté à des enjeux multiples et au cœur du fonctionnement de notre économie.
Quels sont les principaux défis actuels du transport routier en France ?
Le transport routier français fait face à trois défis majeurs et interconnectés, qui appellent une réponse coordonnée de l'ensemble des acteurs de la filière. Le premier d'entre eux, d'une urgence absolue, est celui de la décarbonation. Le secteur des transports est en effet le premier émetteur de gaz à effet de serre en France, représentant 31 % des émissions totales. Les poids lourds, bus et cars, bien que ne représentant que 6 % de la circulation, sont responsables de 22 % des émissions du secteur transport.
Au-delà des enjeux climatiques, c'est aussi un défi majeur de santé publique : le transport routier est à l'origine de 60 % des émissions d'oxydes d'azote (dont 90 % sont imputables aux véhicules diesel) et de 20 % des émissions de particules fines. Cette transition implique un renouvellement des flottes vers des véhicules à faibles émissions, tout en garantissant la continuité et la rentabilité des opérations de transport. Le deuxième enjeu concerne l'attractivité des métiers.
Outre le recrutement, c'est toute l'image du secteur qui doit être revalorisée pour attirer les nouvelles générations vers ces métiers en pleine transformation technologique et environnementale. Enfin, dans un marché européen très concurrentiel, le secteur doit renforcer sa compétitivité. Cela suppose d'accompagner la modernisation des entreprises de transport, particulièrement les PME, dans leur transformation numérique et énergétique, tout en maintenant des standards élevés de qualité et de sécurité.
Vous avez travaillé dans des environnements très différents, du lobbying au secteur technologique. Quelle est la plus grande leçon que vous en avez tirée ?
Travailler dans des secteurs et environnements diversifiés m'a appris l'importance de l'adaptabilité et de la compréhension des dynamiques spécifiques à chaque domaine. La plus grande leçon que j'en ai tirée est qu'une approche transversale, alliant écoute active, capacité à intégrer des perspectives multiples et anticiper les évolutions, est essentielle pour réussir dans des contextes changeants.
Au fil des projets, j'ai développé une expertise particulière : celle de traduire les besoins et contraintes de chaque partie pour construire une vision partagée et actionnable. Cette compétence s'avère aujourd'hui déterminante dans le transport routier, où la transformation écologique exige de faire converger ambitions politiques, réalités industrielles et innovations technologiques. C'est dans cet alignement que réside la clé du succès des grands projets de transformation.
Si vous deviez décrire votre parcours en trois mots, lesquels choisiriez-vous ?
Innovation, Impact, Engagement.
Quels seront, selon vous, les grands bouleversements du secteur dans les dix prochaines années ?
Les dix prochaines années vont marquer un tournant historique dans le transport routier, avec deux révolutions majeures. La première transformation sera celle de l'électrification massive des poids lourds. Au-delà de son impact environnemental, cette évolution va révolutionner l'expérience de conduite et les conditions de travail. Fini le bruit et les vibrations du moteur thermique en cabine, place au confort et au silence.
En parallèle, nous assisterons à une mutation du modèle économique. L'approche traditionnelle d'acquisition de véhicules cédera la place à des solutions intégrées “as a service”. Ces offres nouvelle génération engloberont tout l'écosystème : mise à disposition du véhicule, formation des conducteurs, maintenance prédictive, gestion optimisée des batteries, et accès garanti aux infrastructures de recharge, tant sur les sites logistiques qu'en itinérance.
La féminisation du secteur du transport routier tend à s'accélérer depuis quelques années. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Cette évolution est positive mais doit s'accélérer. Il est important de renforcer la représentativité des femmes dans le secteur du transport de marchandises et de valoriser les parcours et les résultats de professionnelles du secteur. À titre d'exemple, la Csiam, qui est une fédération centenaire, a vu arriver pour la première fois une femme, Athina Argyriou, au poste de présidente déléguée générale, en 2023.
Elle est, je pense, la seule femme à la tête d'une organisation représentative du secteur automobile, secteur encore très masculin. Un de nos adhérents, Scania, a lancé l'initiative "Skills Capture" afin d'augmenter le nombre de femmes aux postes de direction.
Nous sommes dans un secteur qui peine à recruter. Il manque 60 000 conductrices et conducteurs de poids lourds en France. L'amélioration des conditions de travail est une façon d'attirer plus de femmes. Des solutions de mobilité plus inclusives prenant en compte les besoins des femmes seront bénéfiques pour tous. Les initiatives visant à encourager les femmes à passer leur permis poids lourd doivent aussi être multipliées. Par exemple, l'initiative "Iron Women - Agir au féminin" de Volvo Trucks France a déjà permis de cofinancer le permis poids lourd de plus de 50 femmes depuis son lancement en France.
Quelles compétences seront les plus recherchées dans le secteur du transport routier à l'avenir, du fait de ses mutations technologiques et environnementales ?
La transformation du transport routier, portée par l'électrification et le numérique, redessine la cartographie des compétences du secteur. Le métier de conducteur connaît une évolution majeure. Au-delà de la conduite traditionnelle, il intègre désormais une dimension technologique forte : optimisation de l'autonomie des véhicules électriques, maîtrise des systèmes d'aide à la conduite… Cette montée en expertise technique s'accompagne d'un enrichissement du rôle avec des compétences relationnelles accrues, le conducteur devenant un véritable ambassadeur de la transition écologique auprès des clients.
La maintenance se réinvente également en profondeur. Les techniciens évoluent vers des profils d'électrotechniciens spécialisés, maîtrisant les systèmes haute tension, le diagnostic électronique avancé et la maintenance prédictive. Cette nouvelle génération de techniciens combine expertise électrique, compétences numériques et capacité d'analyse des données.
Parallèlement, nous voyons émerger de nouveaux métiers stratégiques centrés sur la performance énergétique et l'optimisation des flottes : energy managers, data analysts, experts en infrastructure de recharge. Ces fonctions clés requièrent des profils hybrides, alliant maîtrise technique et compréhension globale des enjeux logistiques. Cette mutation des compétences, loin d'être une contrainte, représente une formidable opportunité de moderniser l'image du secteur et d'attirer des talents en quête de sens.