Ulrich Loebich, Daimler Truck France : "L’eActros 600 représente un changement de paradigme pour le transport"
Le Journal du Poids Lourd : 2024 n’a pas été simple pour Mercedes-Benz Trucks avec une conjoncture difficile qui a impacté vos immatriculations. Quel bilan tirez-vous de votre premier semestre 2025 ?
Ulrich Loebich : Avant de parler du premier semestre 2025, je pense qu’il est utile de revenir un instant sur l’année 2024. Elle a été marquée par un contexte national et international compliqué, avec une conjoncture qui a pesé sur le marché. En réalité, le recul de la demande a été en partie masqué par le volume important de commandes enregistrées en 2023. Concernant nos performances depuis janvier, Mercedes-Benz Trucks enregistre un recul par rapport à l’an dernier. Mais ce repli s’inscrit dans un contexte global de marché en baisse, que j’évalue entre -17 et -18 %.
Et dans ce cadre, la plupart des marques perdent également des parts de marché. Notre clientèle, très attentive au coût total de détention (TCO), a souvent la capacité de reporter ses achats dans les périodes incertaines en se basant sur la durabilité de nos camions qui peuvent supporter une année de plus d’utilisation. Cela joue naturellement sur le rythme des renouvellements. Par ailleurs, beaucoup de clients attendent l’arrivée de notre nouvelle ProCabin pour passer commande.
Grâce à cette nouveauté, nous reprenons progressivement des parts de marché. Le lancement de la ProCabin devrait donc nous aider à redynamiser les volumes dans les prochains mois. Par ailleurs, le segment de la construction, sur lequel notre marque est traditionnellement performante, accuse une baisse nette et visible, entraînant une baisse de notre part de marché totale.
JPL : Quels leviers comptez-vous activer pour retrouver un niveau de ventes plus conforme à vos ambitions ?
U. L. : Notre stratégie repose sur plusieurs piliers. D’abord, sur notre gamme thermique modernisée. La ProCabin apporte une réduction notable de la consommation, avec 3 % gagnés grâce à l’aérodynamisme de la cabine, et 1 % via l’optimisation de la chaîne cinématique. Cela représente un gain tangible pour le TCO de nos clients. Ensuite, la sécurité reste au cœur de notre ADN, avec des systèmes comme l’Active Brake Assist 6 ou l’Active Side Guard Assist, qui vont au-delà des exigences de la réglementation GSR2.
Nous avons aussi travaillé sur le confort du conducteur, avec une meilleure acoustique, un matelas de couchette plus épais, une tablette centrale plus grande… Tous ces éléments contribuent à fidéliser nos clients. Enfin, sur l’électrique, nous avons un avantage clair avec l’eActros 600 – élu camion de l’année 2025 – qui offre jusqu’à 500 km d’autonomie réelle, des batteries LFP durables et une efficacité énergétique remarquable. Il consomme environ 103 kWh/100 km, soit l’équivalent énergétique de 11 litres de gazole. C’est un changement de paradigme pour le TRM.
JPL : Mercedes-Benz Trucks dispose d’une image haut de gamme. Est-ce un frein dans un contexte économique sous tension ?
U. L. : Dans un environnement où les marges sont faibles, ce qui compte vraiment pour un transporteur, c’est la rentabilité de son outil de travail. Le TCO prévaut largement sur la simple image de marque. Certains clients très sensibles au prix d’achat initial iront naturellement vers d’autres marques. Mais nos clients, eux, font un choix rationnel basé sur l’usage, les services associés et la valeur de revente. Et sur ce dernier point, nos camions conservent une excellente cote, en France comme à l’international.
JPL : Le développement du HVO s’accélère. Vous plaidez pour qu’il bénéficie du Crit’Air 1, comme le B100. Où en est ce dossier ?
U. L. : C’est un sujet sur lequel nous sommes très engagés. Le HVO est issu de matières recyclées, simple d’utilisation, plus sobre en consommation que le B100, avec un meilleur rendement énergétique et moins d’impact sur les moteurs. Il est incompréhensible qu’il ne bénéficie pas de la vignette Crit’Air 1.
Nous avons homologué un Actros exclusif HVO. Mais sans cette reconnaissance réglementaire, il est très difficile de valoriser l’usage de ce carburant pourtant avéré à faibles émissions. Nos travaux au sein de la Csiam ont pour objectif, entre autres, de faire avancer toute technologie qui contribue à la décarbonation du transport. Le blocage est pour nous – en tant que constructeur sur le marché français – une distorsion de concurrence. Il s’agit d’une décision politique, que nous espérons voir évoluer rapidement.
JPL : Vous allez enrichir votre offre électrique avec l’eActros 600. À quel type de transporteurs s’adresse-t-il ?
U. L. : L’eActros 600 est déjà disponible, les premiers exemplaires ayant déjà été livrés à quelques clients en France. Il est disponible en version tracteur ou porteur 6 × 2, avec ProCabin en BigSpace ou GigaSpace et en StreamSpace. Grâce à ses trois packs de batteries LFP, il atteint 500 km d’autonomie réelle, ce qui couvre la majorité des trajets longue distance. Grâce à cette autonomie, à sa durée de vie et à la rapidité de recharge des batteries, il est particulièrement adapté aux utilisations en simple ou double poste, tout comme aux trajets hub-to-hub et aux usages périurbains.
C’est un camion polyvalent, prêt à répondre aux besoins d’aujourd’hui. J’attire aussi souvent l’attention sur un point important : dans certains cas d’usage, et avec un prix d’électricité bien négocié, son TCO se rapproche de celui d’un thermique.
JPL : La gamme va s’élargir avec d’autres variantes. Que pouvez-vous déjà nous en dire ?
U. L. : Sur l’eActros 600, de nouvelles configurations sont prévues, notamment des variantes châssis. Mais il est encore trop tôt pour entrer dans le détail… En parallèle, une version e400 reprenant la technologie du eActros 600, mais avec un pack batteries en moins, arrivera également. Elle viendra compléter l’offre existante, en particulier en tracteur et pour des porteurs remorqueurs de 19 à 26 tonnes. L’important, c’est que toutes ces versions reposeront sur des essieux électriques et la technologie LFP, bien plus moderne que les batteries NMC.
JPL : Une version eArocs dédiée à la construction est également prévue pour 2026. Qu’en attendez-vous ?
U. L. : Elle a été dévoilée à la Bauma de Munich, du 7 au 13 avril dernier. L’eArocs intègre des batteries LFP positionnées derrière la cabine pour répondre aux contraintes de torsion du châssis et de garde au sol dans la construction. Il s’agit d’un modèle converti, sans essieu électrique, qui conserve une chaîne cinématique classique. Il sera produit avec le carrossier allemand Paul à partir de juillet 2026. Dans le BTP, qui représente environ 20 % du marché, nous sommes bien positionnés. Il était donc logique d’élargir notre offre aux chantiers urbains, d’autant plus qu’au-delà des émissions de CO₂, la réduction du bruit devient un critère clé en ville.
JPL : Vous insistez sur l’importance des infrastructures pour accompagner la transition énergétique. Où en est le réseau Milence en France ?
U. L. : Milence, la coentreprise de Daimler Truck, Volvo Group et Traton, avance. Des stations sont déjà ouvertes à Louviers, Perpignan et Béziers. D’autres arrivent prochainement : Reims, Lille/Lesquin, Nancy… Mais le défi est colossal. À l’échelle européenne, il faudrait installer 500 bornes de recharge haute puissance par mois d’ici 2030 pour tenir les objectifs du règlement Vecto. En France, cela représenterait environ 70 bornes par mois…
Nous en sommes loin. La Csiam a récemment organisé un petit déjeuner au Sénat avec les constructeurs adhérents pour sensibiliser les décideurs à cette urgence, parmi d’autres sujets qui ont été discutés à cette occasion. Sans infrastructure, le développement de l’électrique restera limité, quelles que soient les performances des camions.
JPL : Vous avez aussi dévoilé en début d’année le service TruckCharge. Quel est l’objectif de ce réseau semi-public européen ?
U. L. : TruckCharge est une initiative complémentaire et essentielle. Elle vise à accompagner nos clients dans l’achat, l’installation et l’exploitation de bornes de recharge. Au-delà de la fourniture d’infrastructures, notre ambition est de créer un réseau semi-public permettant aux acteurs du transport de rentabiliser leurs investissements, en ouvrant l’accès à d’autres utilisateurs. C’est aussi une manière de renforcer la coopération dans les groupements et réseaux. Nous croyons que ce modèle hybride, basé sur le partage, peut accélérer la transition.
JPL : Quel accompagnement proposez-vous aux transporteurs encore hésitants à passer à l’électrique ?
U. L. : Nous avons structuré une offre de e-consulting avec des experts, au siège comme dans notre réseau, pour accompagner les clients sur tous les aspects : stratégie de recharge, choix produits, adaptation opérationnelle, analyse du TCO… À cela s’ajoute le soutien de notre captive financière, Daimler Truck Financial Services, qui propose des solutions intégrées : financement du véhicule, des bornes, contrats de maintenance, assurance perte financière, engagement de rachat… Nous allons jusqu’à proposer des contrats d’entretien couvrant un million de kilomètres pour les camions électriques, soit le même niveau de garantie qu’un diesel. L’objectif, c’est de créer un écosystème complet, rassurant et rentable.
JPL : Êtes-vous satisfait du dispositif des fiches CEE ?
U. L. : Globalement, oui. Contrairement aux appels à projets, complexes et incertains, les fiches CEE sont simples, claires, et offrent un traitement équitable à tous. Elles permettent d’intégrer facilement le soutien dans le calcul du TCO. C’est un vrai levier. Il faudrait maintenant que ce dispositif s’inscrive dans la durée, avec une visibilité pluriannuelle, pour permettre aux transporteurs d’investir en confiance. Par ailleurs, ces fiches couvrent aussi les infrastructures. Il y a encore un travail à faire pour renforcer ce volet, mais c’est une base solide.
JPL : Quel regard portez-vous sur la prochaine décennie ? L’électrique va-t-il s’imposer durablement ou allons-nous vers un mix technologique pérenne ?
U. L. : L’électrique est là pour durer. C’est une technologie mature, fiable, efficace. Les projets lancés ces deux dernières années vont maintenant se concrétiser. Cela dit, passer du thermique à l’électrique, c’est un changement profond, comparable à celui du cheval à l’automobile. Il faut du temps, de l’accompagnement, de l’infrastructure. L’hydrogène viendra aussi, mais plus tard, dans la décennie, pour des usages spécifiques, comme les très longues distances.
Ce que nous anticipons, c’est un mix énergétique, avec une montée en puissance très rapide de l’électrique. C’est le seul moyen de décarboner dès maintenant le transport routier. Et n’oublions pas que le TRM représente 7 % des émissions de CO₂ mondiales – l’équivalent des émissions annuelles de la France. C’est donc un enjeu global.
JPL : Vous avez récemment ouvert un nouveau centre logistique à Autrèche (37). Quels bénéfices ce site apporte-t-il à votre réseau et à vos clients ?
U. L. : Ce nouveau hub s’inscrit dans le cadre de la séparation avec Mercedes-Benz Group. Il s’agit d’un site 100 % dédié aux activités trucks et bus, pour notre réseau français, qui sera officiellement inauguré le 10 juillet prochain. Il nous permet de mieux répondre aux besoins de nos 150 points de réparation et plus de 60 points de vente. Les pièces sont livrées en moins de 24h, avec une qualité de service accrue. Le uptime, la disponibilité des véhicules de nos clients, reste notre priorité. Précisons que ce hub s’inscrit aussi dans une dynamique plus globale, avec d’autres centres logistiques ouverts en Europe, dont un futur site central en construction près de Magdebourg.
JPL : Comment évolue votre stratégie de services dans ce contexte de transformation ?
U. L. : Historiquement, chez Daimler Truck, nous nous sommes toujours souciés d’apporter aux clients des solutions qui ne soient pas uniquement liées au camion en lui-même : notre captive de financement, notre offre de télématique, nos offres de contrat d’entretien, pour ne citer que ces services, ont plusieurs années, voire décennies d’existence. Il est donc naturel pour nous de poursuivre ce développement qui, il est vrai, va s’accélérer dans les temps à venir.
Nous sommes passés d’un constructeur de camions à un fournisseur de solutions intégrées. Au-delà du véhicule, nous proposons des services comme TruckLive, My TruckPoint, l’accompagnement à la recharge… Demain, nous irons plus loin avec des modèles “à l’usage”, où le client paiera à la distance parcourue ou au kilowattheure consommé, dans une offre tout compris. L’idée est simple : aider nos clients à maîtriser leurs coûts, leurs risques, et optimiser l’exploitation de leur outil de travail. C’est une évolution de fond, cohérente avec la mutation technologique du secteur.