Les constructeurs au cœur de l'infrastructure de recharge

Qui est arrivé en premier : l'œuf ou la poule ? Côté électrification du parc poids lourds, la réponse est claire : les deux à la fois. Car un camion électrique ne peut fonctionner sans borne de recharge, et inversement. Les deux sujets sont donc systématiquement liés dans les discussions engagées par les transporteurs désireux – ou incités – à électrifier leur flotte.
"Le sujet de la recharge reste un frein à l'électrification, car c'est un aspect qui n'est pas maîtrisé par les clients et qui peut donc faire peur, constate Jonathan Vial, responsable commercial d'Erinion France. Pour le diesel, on peut s'approvisionner dehors. Pour l'électrique, la majorité des recharges se feront au dépôt. C'est donc un sujet primordial, et accompagner les transporteurs est essentiel."
Au moment d'acquérir un camion à batteries, la question de la recharge doit déjà être anticipée, car le déploiement de son infrastructure peut prendre du temps. "Cela peut être trois mois comme plus d'un an, précise Hadi Moussavi, fondateur de Chargepoly. Cela dépend du nombre de camions, de la disponibilité du réseau Enedis sur le site, du financement… En moyenne, on est autour de six mois."
Des partenariats indispensables
Dans un premier temps, il s'agit de définir les besoins du client : du nombre de camions attendus dépendra la quantité de bornes installées sur site, mais aussi leur puissance. "Nous réalisons un accompagnement à 360° dans le projet de décarbonation de nos clients, ce qui implique que l'on définisse avec eux une stratégie de recharge", affirme Benoît Plassat, responsable infrastructure de recharge de Renault Trucks France.
Les constructeurs s'impliquent donc directement dans la question de l'infrastructure. Pour renforcer leur expertise sur le sujet, ils nouent de plus en plus de partenariats avec les acteurs de cet écosystème. Renault Trucks, par exemple, est partenaire de quatre fabricants de bornes (Ekoenergetyka, ABB, Alpitronic et Power Electronics) et d'autant d'opérateurs en France (Chargepoly, Izivia, Mobilize Power Solutions et Bump).
Ces derniers ont été sélectionnés après un appel d'offres en 2024. "Nous avons retenu les acteurs les plus à même de répondre aux besoins spécifiques du transport, notamment en matière de service et de maintenance. Il ne s'agit pas seulement d'installer des bornes, mais aussi d'assurer leur disponibilité et leur conformité réglementaire", détaille Benoît Plassat. Pour les constructeurs, ce rapprochement apparaît plus que nécessaire pour répondre au mieux aux besoins des clients. "En tant qu'acteur de l'électromobilité, nous nous devons de répondre aux questions liées à la recharge. Mais nous ne sommes ni fabricants ni installateurs de bornes. Nous devons donc nous appuyer sur des partenaires de confiance", estime Thomas Gay, responsable recharge de Volvo Trucks, partenaire d'Autorecharge, TSG, Omexom (groupe Vinci), Proviridis, et l'entreprise aixoise Chargepoly.

Les constructeurs de camions électriques intègrent la recharge dès le début des discussions avec leurs clients désireux d'acquérir un poids lourd à batteries. ©Renault Trucks
Cette dernière, justement – créée en 2019 et spécialiste des bornes dédiées aux poids lourds – a déjà noué des partenariats avec Renault Trucks et Volvo Trucks, donc, mais aussi MAN Truck & Bus et Daimler Truck, ainsi que des marques nord-américaines. Chargepoly a déjà installé une quarantaine de dépôts clients en France avec des stations opérationnelles ou en cours de finalisation. "Nous sommes en relation avec les centres R&D des constructeurs : nous leur envoyons nos stations pour qu'ils les testent, et eux viennent également chez nous, explique Hadi Moussavi. Nous avons une double qualification : celle de nos équipements, et nous en tant qu'ingénierie de projet. Ce sont d'abord des partenariats commerciaux pour que l'on prenne le relais auprès de leurs clients."
Un bénéfice partagé
Les clients, ce sont bien les premiers bénéficiaires de ces partenariats entre constructeurs et opérateurs de recharge. L'intérêt est-il financier ? Pas vraiment, mais ces accords leur offrent d'autres avantages. Chez Volvo Trucks, par exemple, tous les partenaires sont agréés Advenir et accompagnent les clients dans leurs démarches de subventions. "Les aides peuvent aller de 2 200 € pour une borne simple à 960 000 € pour des projets très complexes", rappelle Thomas Gay.
En effet, les transporteurs peuvent obtenir des subventions via les CEE Advenir : les projets de stations privées inférieurs à 500 kW peuvent être financés à hauteur de 50 % du montant HT de la prestation de fourniture et d'installation des points de recharge, avec un plafond qui varie en fonction du type de borne. Pour les projets supérieurs à 500 kW, la subvention peut être comprise entre 100 000 € et 960 000 € selon la puissance globale du projet.
Outre l'accès aux financements, l'intérêt de ces alliances réside aussi dans la maîtrise technique. "Nous avons formé nos partenaires aux spécificités de nos véhicules : ils savent où se situe la prise, quelle puissance délivrer… Cela facilite grandement la mise en service, et la phase de découverte qu'il peut y avoir pour un opérateur lambda", étaye Benoît Plassat. Les transporteurs disposent ainsi de solutions clé en main, adaptées à leur flotte, avec un gage de fiabilité et de maintenance.
Mais les partenaires ne sont pas en reste, et eux aussi tirent profit de ces associations. Pour les opérateurs, être référencé chez un constructeur est un avantage non négligeable. "Cela nous donne de la crédibilité, confie Hadi Moussavi. Si nous sommes sur l'étagère de nombreux constructeurs, c'est que les tests ont été faits et que nous sommes crédibles." Cette légitimité profite également aux constructeurs, qui peuvent aborder le sujet de la recharge avec un savoir renforcé grâce à ces alliés de choix. "L'avantage pour nous est de pouvoir apporter une réponse cohérente, adaptée aux besoins de nos clients, avance Thomas Gay. Nous savons qu'ils offrent une solution globale adaptée à nos véhicules, et qu'ils pourront les accompagner sur l'installation et la maintenance. Nous les impliquons très tôt dans les projets d'électrification, afin que tout s'imbrique correctement au niveau du planning."
Se pose alors une question : les constructeurs ont-ils intérêt à intégrer un maximum d'opérateurs de recharge à leur catalogue ? "En théorie, il faudrait travailler avec tout le monde, reconnaît Benoît Plassat. Mais dans les faits, deux univers se distinguent : le grand public, orienté véhicules légers, et le BtoB/flottes, avec des solutions spécialisées dans le poids lourd. Ces acteurs permettent d'atteindre des niveaux de puissance et de disponibilité élevés. C'est avec eux que nous souhaitons bâtir des solutions pérennes." Du côté de Volvo Trucks, l'approche est différente : "Nous préférons conserver un nombre limité de partenaires afin de ne garder que les meilleures solutions pour nos clients, que ce soit en termes de matériel, d'accompagnement, etc.", indique Thomas Gay.

Les services se créent chez les différentes marques de camions pour accompagner au mieux les transporteurs côté recharge, un point qui peut freiner pour passer à l'électromobilité. ©Volvo Trucks
Et de leur côté, les opérateurs de recharge ont-ils intérêt à multiplier les accords avec les constructeurs ? "Dans la mesure du possible, oui, répond Hadi Moussavi pour Chargepoly. Une démarche d'électromobilité commence toujours par le camion : le client choisit d'abord son véhicule, puis sa borne. La marque du poids lourd est donc la première décision. L'opérateur de recharge vient ensuite. Mais la concurrence est saine sur le marché, et être référencé partout n'est pas un objectif en soi."
D'autant que le référencement ne garantit pas d'être choisi par les clients. Ces derniers restent libres de sélectionner l'opérateur de leur choix, en dehors de la liste proposée par le constructeur. "Ils ont la liberté d'aller explorer d'autres horizons sur la recharge, confirme Thomas Gay. Nous avons des clients matures qui ont l'habitude de ce type de sujet et qui peuvent aller voir d'autres opérateurs que nos partenaires. Mais pour la majorité d'entre eux, l'électrique est une nouveauté : ils ne connaissent pas forcément les acteurs, les modes de recharge ou les technologies. Ce sont eux qui ont besoin d'un accompagnement."
Chez Renault Trucks, Benoît Plassat abonde : "Notre liste de partenaires n'est qu'une recommandation. Le client fait vraiment ce qu'il veut." Un côté rassurant pour "les nouveaux électromobilistes, souvent un peu perdus", poursuit-il, quand "les plus aguerris ont, eux, déjà des stratégies établies."
Des infrastructures appelées à évoluer
Pour les transporteurs ayant franchi le cap de l'électrique plus tôt que la moyenne, et qui disposent déjà de stations de recharge sur leur parc, deux options se présentent généralement si l'infrastructure existante ne suffit plus : rester avec le même opérateur ou en choisir un autre. Si la première expérience s'est révélée concluante, la tendance est naturellement de poursuivre avec le même fournisseur, à condition que l'agrandissement de la station soit possible.
"Nos stations sont conçues pour ça, affirme Hadi Moussavi. Lorsqu'une flotte commence à s'électrifier, il faut que le dispositif soit évolutif afin d'accueillir progressivement de nouveaux camions. L'architecture de Charge-poly permet de limiter les travaux : on ajoute des bornes à proximité de celles déjà en place, avec un minimum d'interventions." Lorsque l'opérateur arrive sur un site déjà équipé par un concurrent, la démarche est différente.
"Si une infrastructure est déjà déployée, on va l'analyser, voir comment on peut l'utiliser avec les solutions complémentaires que l'on va apporter, indique Jonathan Vial pour Erinion. Si on la juge pertinente ou fiable, on peut l'intégrer dans nos services, pour que le transporteur n'ait pas différentes stations chacune de leur côté et totalement décorrélées. C'est aussi plus intéressant financièrement."
Cette capacité d'adaptation sera d'autant plus cruciale face aux évolutions technologiques à venir. En effet, l'autonomie des camions électriques progresse rapidement, avec des modèles capables de parcourir 600 km. Ils nécessiteront des bornes plus puissantes pour réduire les temps de charge. L'arrivée des systèmes de charge mégawatt (MCS) devra également être intégrée, même si leur usage pourrait s'avérer plus adapté aux stations publiques qu'aux dépôts privés.
Autre enjeu majeur : garantir l'interopérabilité entre toutes les marques de camions électriques. "Quand on conçoit la station avec Erinion, on intègre la possibilité d'avoir des flottes mixtes, rassure Jonathan Vial. L'une des difficultés vient de la position de la prise selon les constructeurs : chez Scania et Daimler, elle est côté conducteur, et côté passager chez Renault Trucks et Volvo Trucks. Nos stations doivent s'adapter à ces différences."
Quand les constructeurs s'impliquent directement
Pourtant, Erinion est une émanation directe de Scania. Le constructeur a été le premier, à la fin du premier semestre 2024, à créer une filiale entièrement dédiée aux solutions de recharge. L'objectif initial annoncé était de déployer 40 000 points de charge chez ses clients à horizon 2030. L'entité française est désormais bien installée et la première station a été livrée en Alsace en juillet 2025, chez Hager Group. "Nous avons développé de nombreux outils permettant de calculer et de gérer les flux énergétiques de nos clients. Il faut bien comprendre leur fonctionnement pour proposer la solution de recharge la plus adaptée", argumente Vincent Passot, responsable des systèmes de recharge chez Scania.
À ceux qui doutent de la légitimité d'un constructeur à se lancer dans ce domaine, Jonathan Vial répond par des exemples concrets : "Certains transporteurs ont eu affaire à de grands acteurs de la distribution d'énergie qui n'avaient pas une approche orien-tée transport, mais uniquement technique. La borne installée n'était pas toujours en adéquation avec l'usage prévu. Nous avons récupéré plusieurs clients insatisfaits de leur précédent opérateur, faute d'accompagnement et avec des déploiements compliqués. Une approche intégrée comme la nôtre permet de travailler main dans la main avec Scania et le client, en proposant une solution globale d'électrification. Recourir à des partenaires extérieurs fait perdre cette vision d'ensemble."

Avec Erinion, Scania a créé une filiale dédiée à la recharge. De quoi, à terme, concurrencer les opérateurs établis ? ©Erinion
Tous les constructeurs ne partagent pas cette stratégie. Chez Renault Trucks, la position est claire, selon Benoît Plassat : "Développer notre propre offre de recharge n'est pas une option retenue. Nous avons besoin d'acteurs spécialisés, tout comme nous devons travailler avec Enedis pour les renforcements de puissance."
Même son de cloche chez Volvo Trucks. "Nous sommes très satisfaits de nos partenaires, qui disposent d'une expérience et de compétences indispensables sur ce marché, atteste Thomas Gay. Créer une filiale impliquerait de recruter des compétences, des ressources et des moyens considérables. Notre stratégie est plutôt de consolider nos partenariats, en améliorant nos échanges et en partageant davantage d'informations techniques sur les projets de recharge."
Du côté des opérateurs, Chargepoly plaide naturellement pour cette coopération. "Les contraintes vont s'amplifier à l'avenir, prédit Hadi Moussavi. Il y aura davantage de véhicules et des besoins de puissance accrus. Nous devons entretenir une relation étroite avec les constructeurs, qui disposent tous d'un haut niveau d'expertise. Mais au final, ce sont les clients qui décident, et ils sont très exigeants. Les camions doivent partir à l'heure pour ne pas perturber leur logistique. Il faut donc un matériel fiable et un service irréprochable. Nous écoutons attentivement leurs retours : par exemple, nous avons constaté que les écrans sur les bornes étaient peu utilisés et souvent en panne. Nous avons donc choisi de ne plus en installer."
Et demain ?
On peut imaginer qu'à l'avenir, opérateurs et constructeurs pourraient échanger davantage de données collectées lors de la recharge. Mais la question de la propriété de ces informations reste sensible : elles appartiennent avant tout au client. "Il peut y avoir un échange d'informations en cas de défaillance de la borne, pour faciliter le service après-vente", nuance Benoît Plassat. Pour l'heure, la communication borne/véhicule reste centrée sur l'état de la batterie. "Les innovations permettront d'optimiser l'opération de charge, prévoit Thomas Gay. Aujourd'hui, la borne sait déjà identifier le véhicule et piloter la charge. Demain, elle pourra affiner la gestion du niveau de batterie et l'optimisation énergétique du site."
Les constructeurs estiment que la grande majorité des recharges de poids lourds électriques (70 à 80 %) se feront au dépôt, soit chez le transporteur, soit à destination chez le chargeur. "La recharge en itinérance ne sera pas stratégique principalement pour des raisons économiques. Mais disposer d'un réseau développé reste rassurant pour les clients", estime Benoît Plassat. C'est pourquoi les constructeurs proposent aussi des services de recharge publique : MAN Truck & Bus avec Charge&Go, Volvo Trucks avec Open Charge, Scania avec Charging Access.
Ces solutions offrent divers avantages : pouvoir s'identifier sur un maximum de stations publiques, trouver celles qui sont les plus proches et adaptées aux camions, simplifier le paiement, etc. Et bientôt plus encore. "Nous améliorons actuellement Scania Charging Access en ajoutant les emplacements des aires pour les chauffeurs, en indiquant pour chacune les différents services qu'ils peuvent y trouver. Nous pouvons aussi envoyer une alerte si la recharge échoue", détaille Vincent Passot. Être au plus près pour optimiser les chances d'un passage à l'électrique plus rapide et réussi.
Sur le même sujet
