Conducteurs : une main-d'œuvre vieillissante, un avenir incertain

Dans la branche transport et logistique, plus des deux tiers des 807 000 salariés recensés sont des conducteurs, soit 540 000 employés au total. Et leur nombre a diminué de 2 700 entre 2022 et 2023, selon le dernier rapport de l'OPTL (Observatoire prospectif des métiers et qualifications dans les transports et la logistique). Les offres d'emploi pour ce type de poste sont d'ailleurs moins nombreuses, de 6 % côté transport routier de marchandises (TRM) longue distance, et de 11 % sur la courte distance.
C'est un fait, la pénurie de conducteurs de poids lourds s'est atténuée. "On parlait de 50 000 chauffeurs manquants il y a quelques années, contre environ 22 000 actuellement", rapporte Nancy Noël, déléguée générale adjointe de l'Union TLF. Bonne nouvelle ? Oui et non. "Le TRM est un secteur très lié à la conjoncture, poursuit-elle. Quand l'économie va bien, il y a du travail et on cherche des conducteurs. Quand elle est au ralenti comme en cette période, il en va de même pour le secteur. La pénurie de conducteurs est donc moindre. Mais quand l'économie repartira, nous serons de nouveau rapidement en grande tension. Et à horizon 2035, la pyramide des âges nous inquiète fortement."
Sur 394 429 conducteurs dans le TRM, près de 45 % ont plus de 50 ans, et près de 58 % ont plus de 45 ans, selon l'OPTL. À l'inverse, seuls 10,5 % ont moins de 30 ans. Des chiffres alarmants, avec un taux de relève (nombre de salariés de moins de 30 ans pour un salarié de plus de 50 ans) inférieur à 0,3 dans le secteur. D'ici la fin de la prochaine décennie, lorsque ces 176 688 conducteurs partiront à la retraite, la filière disposera-t-elle d'une relève suffisante ?
Une meilleure orientation
Deux profils sont ciblés pour renforcer les effectifs : les jeunes et les reconversions professionnelles. Le groupe Izaret, aux activités de location avec chauffeur, transport/ affrètement et logistique, a pris le sujet à bras-le-corps depuis plusieurs années. Le transporteur a créé une école de formation à son siège, à Saint-Junien (87), près de Limoges. "Elle nous a permis d'établir des partenariats avec France Travail et des agences d'intérim afin d'attirer des jeunes et des professionnels en reconversion, et faire connaître un peu plus nos métiers", informe le dirigeant, Thibault Izaret.
Les organismes travaillent aussi sur ce sujet important. En 2023, 40 860 nouveaux conducteurs ont été formés à la conduite de véhicules lourds de TRM en France, selon l'OPTL. Ils viennent des différentes voies de formation : titre professionnel conducteur de TRM sur porteur ou sur tous véhicules, FIMO (Formation initiale minimale obligatoire), Bac Pro ou CAP du domaine de la conduite. 76 % de ceux ayant obtenu le titre professionnel, et 83 % de ceux ayant passé la FIMO, sont en emploi.
Le groupe Izaret œuvre sur l'attractivité du métier de conducteur et ouvre régulièrement ses portes pour faire découvrir, entre autres, ce poste. ©Izaret
L'Opco Mobilités propose aux entreprises du transport le financement des formations, initiale ou continue, mais aussi en cas de reconversion. "Sur ce sujet, il y a un enjeu, lance Isabelle Maimbourg, directrice générale d'Opco Mobilités. Nous formons trop de demandeurs d'emploi au permis poids lourd par rapport à ceux qui restent dans le secteur. Lors d'une reconversion, la personne doit savoir où elle veut aller."
Pour éviter ces permis délivrés à des demandeurs d'emploi changeant ensuite de secteur, la préqualification a été mise en place en 2023. "Pour chaque candidat qui commence la formation en vue d'obtenir un titre professionnel, et dont la motivation nous semble un peu juste, l'Opco finance 70 heures de préqualification. Cela permet notamment de lui faire découvrir l'environnement de travail d'un conducteur routier. S'il ne poursuit pas vers le titre professionnel, c'est quand même un succès, car cela évite une perte de temps et d'argent pour rien", estime Isabelle Maimbourg.
Faire connaître les métiers
Mais pour former tous ces futurs conducteurs, jeunes et moins jeunes, il faut déjà les attirer vers ce métier, qui n'est pas le seul en tension et peut se trouver concurrencé par d'autres secteurs tendus, comme le bâtiment. Dans le groupe Izaret, les dirigeants ont fortement investi dans la communication. Déplacements dans les collèges et lycées, portes ouvertes aux enfants des salariés et à différentes classes… De quoi faire connaître les métiers du transport.
"Les jeunes découvrent l'atelier, l'exploitation, la logistique… Ils font un tour en camion, assistent à un chargement, etc. C'est très ludique et complet, jusqu'à la comptabilité et l'informatique. Ils se rendent compte que l'on peut entrer comme conducteur et évoluer pour terminer formateur ou en entrepôt logistique. Tout cela casse les a priori du métier", affirme Thibault Izaret. Dans l'ensemble du secteur, le travail d'attractivité est conséquent depuis plusieurs années. "Nous travaillons tous avec les différentes antennes de France Travail, dont les équipes nous donnent de la visibilité lors de nombreux évènements", se félicite Nancy Noël.
Une Semaine des métiers du transport & de la logistique est organisée chaque année un peu partout en France. L'édition 2025 se tiendra du 16 au 20 juin. Plus d'un millier d'évènements sont prévus, avec jobs datings, visites d'entreprises et de centres de formation, ateliers d'information, etc. Les salons sont aussi une belle vitrine, tout comme les réseaux sociaux. L'Union TLF cherche notamment à toucher les jeunes via YouTube et Twitch. En 2021, l'organisme a signé un partenariat avec l'École de la 2e Chance. Le but : récupérer des jeunes décrocheurs sortis du système scolaire et leur faire découvrir les métiers de la filière. Le taux de réussite avoisine les 60 %.
De meilleures conditions de travail
Autre initiative, côté Opco : les prestations diagnostic et accompagnement RH. "Nous mettons un consultant à disposition des entreprises pour faire un état des lieux RH. Cela peut concerner les pratiques managériales, la pyramide des âges, les fiches emplois, la marque employeur… C'est un outil qui permet d'avoir une photographie à l'instant T pour élaborer un plan d'action, créer des outils de fidélisation", détaille Isabelle Maimbourg.
Le rôle des organisations professionnelles est aussi de lutter pour de meilleures conditions d'accueil des conducteurs. "Il y a moins de restos routiers qu'autrefois, alors que ce sont des lieux de convivialité. Côté sanitaires, on déplore de plus en plus d'interdictions d'accès pour les conducteurs, ou des installations dégradées, regrette Nancy Noël. Nous avons proposé au gouvernement de préciser, dans le texte sur l'équipement des sanitaires sur les autoroutes, qu'il faut de l'eau chaude dans les douches, du savon, de quoi se sécher les mains, et que ce soit propre !" La campagne "Respectons les routiers", lancée par la Carcept Prev, veut pointer les axes d'amélioration pour accroître l'attractivité du métier : un meilleur accueil des conducteurs sur les sites de chargement et déchargement, le partage de la route avec les automobilistes ou la nécessité d'augmenter les places de parking poids lourds.
Ce sujet du stationnement revêt un enjeu majeur pour l'attractivité du métier, que ce soit les parkings sécurisés sur les autoroutes, mais surtout le stationnement dans les zones urbaines, un facteur de stress pour les chauffeurs. Le manque de place pousse à se garer sur des espaces non prévus à cet effet, ce qui peut entraîner des incivilités de la part d'autres usagers de la route. L'OPTL s'est penché sur ce sujet dans son dernier rapport, déplorant que 10 % des entreprises de TRM aient déjà eu des remontées de conducteurs quant à des incivilités ou violences subies (le taux monte à 19 % dans le transport routier de voyageurs).
La vie privée prime sur le salaire
Dénominateur commun à l'attractivité de toute profession, le sujet de la rémunération ne fait pas exception pour recruter des conducteurs de camion. "C'est compliqué en ce moment, nous faisons en fonction des capacités de chacun. Nous sommes vigilants au niveau de la branche pour ne pas mettre en péril les entreprises déjà fragiles, avance Nancy Noël. Mais le salaire n'est pas le principal frein." En effet, un chauffeur routier est mieux payé qu'un livreur, qu'un conducteur de transports en commun ou qu'un ambulancier salarié, selon le dernier rapport de l'OPTL. En 2022, les conducteurs routiers et grands routiers gagnaient en moyenne 31 784 € par an. Et ce sont ceux qui avaient le nombre moyen d'heures salariées le plus élevé : 1 399 heures par an (18 heures de plus qu'en 2021).
Ajoutons que le salaire des conducteurs longue distance employés à temps plein a augmenté de 4 % en 2023, selon le Comité national routier (CNR), passant de 35 004 € à 36 408 €. Selon une enquête AFT-Anact de 2024, la rémunération est le deuxième atout principal du métier selon les conducteurs, après l'autonomie qu'il offre. "Il y a eu un gros travail sur les rémunérations depuis trois ans, souligne Thibault Izaret. Les salaires ont augmenté d'environ 20 %, ce qui n'est pas rien. Mais depuis un an et demi, on remarque que l'organisation du travail et le confort de vie sont devenus plus importants que le salaire."
58 % des conducteurs de poids lourd dans le TRM ont plus de 45 ans, selon le dernier rapport de l'OPTL. ©Adobestock
Un changement de mentalités qui a poussé les transporteurs à revoir leur politique interne. "Généralement, les chauffeurs choisissent leurs conditions de travail, affirme Isabelle Maimbourg. Les entreprises adaptent souvent leurs plannings aux conditions personnelles des conducteurs, comme la volonté de rentrer chez eux tous les soirs ou non." Sur ce point, la tendance s'est fortement réduite chez les conducteurs français, Thibault Izaret en témoigne : "Les chauffeurs qui découchent et partent la semaine ne représentent que 5 à 10 % de nos effectifs. Ce métier est désormais surtout effectué par des étrangers."
Pour autant, la profession est bien loin de la vie de bureau. Pas de 9h-17h quand on est chauffeur, un métier où il faut souvent soit se lever tôt, soit finir tard. Reste à organiser les plannings pour coller au maximum aux préférences et contraintes familiales de chaque employé. Et à les faire connaître le plus en amont possible, pour permettre un meilleur aménagement de la vie privée. Quand c'est possible, le groupe Izaret propose la semaine de 4 jours à ses conducteurs.
"Il peut y avoir une contre partie à ces avantages, comme de la manutention à effectuer, précise Thibault Izaret. Mais même sur ce sujet, nous mettons des choses en place pour soulager le salarié. Il y a un vrai dialogue entre la direction, le conducteur et le chargeur, pour une organisation du travail qui convienne à tout le monde."
Une évolution bienvenue des conditions, sans toucher aux acquis des dernières décennies, comme le congé de fin d'activité, créé en 1997. "Les conducteurs peuvent avoir jusqu'à 5 ans de congés de fin d'activité avant la retraite, rappelle Nancy Noël. C'est un bel outil, qui a été réformé mais qui a résisté aux assauts des différentes réformes des retraites."
L'attrait des nouvelles énergies
À l'heure de la transition énergétique, la modernisation des véhicules est un autre élément pouvant jouer en faveur de l'image des entreprises. Le groupe Izaret compte 20 % de sa flotte roulant aux énergies alternatives, entre BioGNV, HVO et B100. Côté électrique, les dirigeants discutent avec quelques clients et espèrent franchir le pas d'ici la fin 2025. "Que l'entreprise soit sensible à ce sujet environnemental est un élément important dans nos recrutements, notamment avec les nouvelles générations", constate Thibault Izaret.
Cependant, la transition énergétique est sans doute trop récente pour avoir des effets concrets sur l'image du secteur. "Les nouvelles énergies ne favorisent pas encore l'attractivité du métier, car elles ne sont pas encore assez présentes, confirme Isabelle Maimbourg. Mais à l'avenir, ce sera différent, car le camion a tellement une image de pollueur que l'électrification va être bénéfique."
Pour l'attractivité, il faut donc peut-être attendre que l'électrique et l'hydrogène, notamment, soient bien implantés dans le monde du transport. En revanche, pour fidéliser les conducteurs en poste, on peut déjà parler au présent. Car outre l'énergie, il y a surtout le confort de conduite qui s'améliore grandement avec les poids lourds les plus récents. Moins de bruit, meilleure ergonomie, direction assistée… Il est rare, voire impossible, qu'un conducteur habitué à un camion électrique veuille revenir à un modèle diesel. "Nous sommes dans un secteur qui investit énormément pour l'avenir, entre nouvelles technologies et amélioration des conditions de travail. Notre objectif est de préserver l'emploi tout en préparant les transitions nécessaires pour rester attractifs", résume Nancy Noël.
Si l'électrification des flottes ne joue pas encore un rôle clé dans l'attractivité du secteur, elle pourrait donc être un argument de taille dans les années à venir. Mais au-delà des technologies, c'est surtout en valorisant l'humain et en repensant l'organisation du travail que le transport routier pourra relever son défi majeur : assurer la relève d'une profession essentielle à l'économie française.
-----------------------------------------------
Un turnover qui augmente lentement
Le rapport OPTL 2024 fait état d'un turnover légèrement plus élevé que par le passé. Dans le TRM, un salarié passait en moyenne 9 ans dans le même établissement en 2013. Cette durée est tombée à 8,5 ans en 2018, puis 7,9 ans en 2023. Pour les métiers de la conduite, la moyenne est similaire : 7,8 ans. Des chiffres à nuancer selon les régions. "On ressent plus le turnover près des grandes villes, comme Paris et Bordeaux, alors que la fidélité est plus grande en zones rurales", note Thibault Izaret.
À l'échelle nationale, les chiffres n'alertent pas malgré la légère hausse du turnover à long terme, car les entreprises prennent le sujet au sérieux. "Les transporteurs se sont rendu compte du besoin stratégique de conserver leurs conducteurs. Après avoir connu une période très axée sur le recrutement il y a quelques années, il y a eu une période centrée sur la fidélisation, retrace Isabelle Maimbourg pour l'Opco Mobilités. Nous avons mis beaucoup d'outils à leur disposition sur ce sujet et pour accroître la marque employeur. Aujourd'hui, le turnover n'est pas plus important dans le TRM que dans d'autres secteurs."
Des progression côté femmes et personnes en situation de handicap
Les jeunes, les reconversions… Mais des publics encore plus ciblés sont visés par le secteur pour pallier les difficultés de recrutement. Longtemps mises de côté, les femmes prennent leur place dans le monde du transport. Mais très lentement… "Le regard change, mais pas assez vite. Le taux de personnes en situation de handicap dans le TRM est plus important que celui des femmes", observe Isabelle Maimbourg, qui aimerait un vrai travail de démystification et de prise de conscience : "Il y a toujours cette image d'un métier très masculin avec du danger, des risques, des charges lourdes. Mais dans 90 % des cas, on peut avoir une conductrice. La 3e place du Trophée des routiers 2023 a d'ailleurs été remportée par une femme [Laeticia Guilhermet de Jacky Perrenot, ndlr]."
Dans 90 % des cas, on peut avoir une conductrice, estime Isabelle Maimbourg, directrice générale d'Opco Mobilités. Mais les femmes sont encore extrêmement sous-représentées dans les métiers de la conduite poids lourd. ©Adobestock
Du côté de l'Union TLF, Nancy Noël choisit de voir le verre à moitié plein. "Quand la branche comptait 350 000 salariés, il n'y avait que 1 % de femmes. Aujourd'hui, nous sommes 3 % sur 800 000. Le taux reste faible, mais le nombre grandit, se réjouit-elle. C'est encore une question d'image : il faut montrer aux femmes que ce n'est plus la même activité qu'il y a trente ans, notamment en termes de confort et d'équilibre entre vie professionnelle et personnelle." Les initiatives comme le programme de formation Iron Women-Agir au féminin, lancé par Volvo Trucks et qui a déjà formé plus de 50 femmes à la conduite poids lourd, sont aussi bonnes à prendre.
Par ailleurs, les progrès réalisés pour l'accueil des travailleurs en situation de handicap sont à souligner. En 2024, l'Aftral, Opco Mobilités et l'Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées) ont œuvré pour mettre à la route un “Handi Truck” : un camion-école doté de technologies de compensation du handicap. Il peut être conduit par des personnes ayant un déficit moteur important ou une déficience auditive sévère ou profonde, ce qui était jusqu'alors interdit par la réglementation.