Pneumatique : comment les flottes de poids lourds arbitrent entre prix et performance
Le pneumatique poids lourd constitue un baromètre discret mais révélateur de l'état du transport routier de marchandises. Avec plus de 30 millions de pneus poids lourds neufs vendus chaque année en Europe, ce marché suit de près les cycles économiques et reflète les transformations profondes du secteur du transport. "Le marché européen des pneus poids lourds a connu une légère croissance au cours des dix dernières années, malgré la volatilité causée par la crise du Covid-19 et les tensions géopolitiques, analyse Chris Smith, vice-président marketing transport régional et longue distance de camions et autobus chez Michelin. En Europe de l'Ouest, les marchés restent résilients, tandis qu'en Europe centrale et orientale, la progression des pneus importés est beaucoup plus marquée."
Du côté de Continental, le constat est similaire. Stéphanie Rongère, responsable business intelligence et pricing, précise que "le marché européen des poids lourds et bus a reculé de 4 % au premier semestre 2025 par rapport à 2024". Mais cette baisse masque d'importantes disparités et dans l'Hexagone, le bilan est en demi-teinte. "En France, la situation est restée plus stable, avec un segment régional relativement résilient, alors que les difficultés du secteur du bâtiment ont pesé sur la demande", nuance-t-elle. Dans un contexte économique fragile pour le transport, Jérôme Lhermusier, directeur commercial du réseau Profil Plus, estime que le marché est revenu, à fin juin, "à l'équilibre".
Les attentes des transporteurs, entre coût et performance
Si les ventes restent relativement stables, les attentes des clients ont évolué. Les transporteurs, confrontés à la hausse de leurs charges et au ralentissement de leur activité, attendent des pneus bien plus que de la simple robustesse. Ce poste constitue plus que jamais un levier stratégique pour concilier maîtrise des coûts, sécurité et conformité réglementaire. Longtemps considéré comme secondaire dans les charges d'exploitation des transporteurs – à peine 2 à 3 % des coûts directs –, il influence pourtant près de la moitié de leurs dépenses opérationnelles, qu'il s'agisse de carburant, de maintenance ou d'immobilisation des véhicules. Mais les critères de choix diffèrent selon la taille des flottes et le type d'activité.
L'optimisation de la gestion de parc (montage, permutation, recreusage, envoi au rechapage, suivi des véhicules, etc.) est un pilier de la stratégie du réseau Profil Plus. ©Profil Plus
Chez Goodyear, on constate une nette évolution des priorités. "Aujourd'hui, les entreprises de transport attendent des pneumatiques qui offrent performance, efficacité et qui peuvent soutenir le parcours de durabilité des flottes, idéalement sans compromis. Elles sont sous pression pour réduire le coût total de possession et maximiser le temps de fonctionnement", souligne Christophe Kuss, directeur marketing Europe de l'Ouest de Goodyear. Cet arbitrage entre prix d'achat et coût total de possession (TCO) traverse l'ensemble du secteur. Si le coût initial reste déterminant pour les petites structures, les grands groupes logistiques raisonnent de plus en plus en termes d'efficacité globale et de longévité. "Bien que le prix d'achat reste un facteur important, en particulier pour les petites flottes, le secteur dans son ensemble s'oriente vers une évaluation plus large, qui tient compte du TCO et de l'impact environnemental", confirme Christophe Kuss.
Chez Michelin, la vision est similaire. "Les flottes sont soumises à une forte pression financière. Pour elles, contrôler les coûts d'exploitation passe par une combinaison de facteurs : la durabilité des pneus, la consommation de carburant et la robustesse des carcasses", explique Chris Smith. Le manufacturier met aussi en avant l'importance de la sécurité. "Bien que cela puisse sembler évident, la sécurité en termes de freinage et de maniabilité est essentielle, tant pour la satisfaction des conducteurs que pour garantir des livraisons à temps." Cette exigence de sécurité rejoint un autre défi de la profession : la fidélisation des conducteurs. Face à la pénurie de chauffeurs dans le transport routier, Michelin n'hésite pas à faire du pneumatique un argument de recrutement. "Offrir un véhicule équipé de pneus premium est un atout pour attirer et garder des conducteurs", estime le dirigeant de Michelin.
La montée des marques low cost
Malgré ces nouveaux enjeux, les manufacturiers premium, qui occupent historiquement le haut du pavé, doivent composer avec la concurrence multiforme des marques asiatiques à bas prix qui progressent sur le segment budget. Le Covid et les tensions d'approvisionnement ont accéléré ce glissement, en habituant les transporteurs à tester d'autres gammes, parfois jugées suffisantes pour certains usages. Aujourd'hui, leur essor bouleverse l'équilibre historique du marché du poids lourd. Importés massivement d'Asie, ces produits séduisent de plus en plus par leurs prix d'appel. En 2024, ils ont représenté, selon le Syndicat du Pneu (SDP), 14 % des volumes commercialisés en sell out dans l'Hexagone, après une année 2023 record où leur part de marché s'est élevée à 18 %. "La concurrence des pneus de marque tier 3, souvent importés d'Asie, est intense", reconnaît Chris Smith.
Même constat du côté de Lionel de Septenville, directeur commercial flottes de Continental : "Le poids des marques low cost sur le marché des pneumatiques poids lourds progresse ces dernières années." Dans les rangs du distributeur spécialisé Copadex, Sofiane Mokhtari, responsable des ventes poids lourds, concède que le marché s'est "dépré-miumisé". "Des clients premium descendent en tier 2, tandis que des utilisateurs de pneu tier 2 optent pour des produits tier 3", observe-t-il.
Pneumatique et service ne font plus qu'un : les flottes attendent désormais des solutions globales, combinant performance des produits et gestion connectée. ©Michelin
Face à cette bipolarisation entre premium et budget, un segment intermédiaire se développe : celui du tier 2 et du "premium alternatif". Les manufacturiers n'ont ainsi pas hésité à élargir leur portefeuille de marques pour s'adapter à ces nouvelles attentes des flottes. La stratégie est simple : jouer sur les différents étages de la pyramide pour ne pas laisser filer les clients vers des alternatives exclusivement low cost.
"Continental dispose d'un portefeuille de marques complémentaires (Semperit, Uniroyal, Barum, etc.) pour répondre aux différents besoins de chaque transporteur", rappelle Lionel de Septenville. Copadex illustre bien cette dynamique avec la relance de Yokohama sur le marché français. "Clairement, la marque se positionne en tier 2 : en dessous de Hankook, face à Firestone, un peu au-dessus de BFGoodrich. Nous avons cherché à premiumiser le produit, en le garantissant rechapable et en ajoutant toute une offre de services", indique Sofiane Mokhtari.
Produit et services : un modèle intégré qui séduit
Malgré ce mouvement de fond, les observateurs du marché se montrent rassurants : le segment premium résiste, porté par l'exigence accrue des grandes flottes en matière de qualité et de performance globale. "Les marques à bas coût peuvent exercer une pression sur les prix sur le marché. Mais nous savons par expérience que les flottes de transport regardent de plus en plus au-delà du prix d'achat initial", insiste Christophe Kuss.
Ce n'est pas tout : pour contrer l'offensive tarifaire, les manufacturiers misent aussi sur l'innovation technologique et sur la valeur ajoutée des services associés : télématique, maintenance prédictive, contrats de gestion, etc. Le TCO représentant l'indicateur de référence des gestionnaires de parc, la digitalisation des services apparaît notamment comme un levier majeur d'optimisation. Chez Goodyear, l'intégration des technologies connectées s'articule autour du programme Total Mobility. "Les solutions connectées soutiennent une approche proactive de la gestion des pneumatiques, en permettant aux exploitants de flotte de surveiller la pression et l'état général des pneus en temps réel", soutient le directeur marketing de la marque américaine.
L'objectif est clair : réduire les temps d'arrêt, optimiser les plannings de maintenance et améliorer l'efficacité opérationnelle. Cette approche s'intègre aussi dans un modèle plus global, le Tires-as-a-Service. Lancé en 2024, ce service combine pneumatiques premium, surveillance continue, analyses prédictives et réseau de maintenance. "Nous aidons les gestionnaires de flotte à réduire leur coût total de possession grâce à un seul abonnement", ajoute Christophe Kuss.
Michelin revendique également une longueur d'avance dans ce domaine. Son offre de solutions connectées repose sur un écosystème complet : pneus haute performance, plateforme digitale de gestion de flotte, données de géolocalisation, réseau de services et application mobile dédiée aux conducteurs. "Notre ambition est de dépasser l'approche réactive en nous basant sur des données en temps réel, pour personnaliser l'accompagnement et générer de véritables gains opérationnels", affirme Michel Vincentelli, vice-président des services et solutions connectées.
Les résultats mesurables ne manquent pas : grâce au programme Optimized Tire Performance, certains clients de la marque tricolore ont observé jusqu'à 9 % de gomme économisée, jusqu'à 80 % de réduction des pannes liées à la pression et jusqu'à 12 % de baisse de consommation de carburant. Bibendum met aussi en avant l'apport de l'intelligence artificielle dans la planification de la maintenance, capable d'anticiper les besoins jusqu'à deux mois à l'avance.
Continental déploie une approche similaire avec son programme ContiConnect. Nicolas Bonnay, responsable solutions digitales, explique : "Nous souhaitons aller plus loin qu'une simple information de pression ou alerte lorsque le pneumatique est à plat. […] Désormais disponible directement sur smartphone, la plateforme simplifie la gestion quotidienne en offrant un accès rapide aux alertes et en permettant de paramétrer des notifications personnalisées (par push, SMS ou e-mail) adaptées à chaque véhicule et destinées aux chauffeurs, prestataires ou gestionnaires de parc." Grâce à la connectivité Bluetooth et aux capteurs embarqués, les données sont accessibles sur smartphone, sans abonnement. Le bénéfice est double : renforcer la sécurité et améliorer la productivité sur le terrain.
Vers un retour en force du modèle multi-vie
Face à l'essor des pneus mono-vie, les manufacturiers comptent aussi jouer une autre carte : celle de la circularité. Avec la pression réglementaire et la montée en puissance des engagements RSE, le rechapage retrouve, en effet, une place centrale dans la stratégie des industriels et des flottes. En particulier pour les plus grandes d'entre elles : selon l'enquête "Sustai-nable Reality Survey" menée par Goodyear, 93 % des méga-flottes (plus de 500 véhicules) considèrent la durabilité comme un enjeu prioritaire. À l'inverse, pour 45 % des transporteurs de moins de 100 véhicules, l'argument écologique n'a de valeur que s'il se traduit par des économies d'exploitation.
"Grâce à une attention accrue portée au développement durable et à la rentabilité, le marché du rechapage de pneus devrait connaître une croissance progressive au cours des prochaines années", anticipe Jean-Marc Veaux, responsable du programme ContiLifeCycle chez Continental. Résultat : les marques d'enveloppes sont de plus en plus nombreuses à valoriser ce modèle multi-vie, où un pneu est successivement recreusé, rechapé puis réutilisé.
Selon Michelin, le rechapage reste une excellente réponse aux besoins des flottes, en réduisant leurs coûts opérationnels et en les accompagnant dans leur transition écologique. ©Michelin
Chez Michelin, cette logique relève quasiment de son ADN industriel. "Le rechapage reste plus que jamais au cœur de notre stratégie. […] Nous avons renforcé notre offre avec un deuxième rechapage premium, Remix 2. Fin 2024, nous l'avons étendu aux gammes régionales et nous poursuivons cette année sur de nouvelles lignes", détaille Paul de Lajudie, directeur rechapage poids lourd. Pour optimiser cette activité, le groupe clermontois prévoit, d'ici la fin de l'année, de lancer une nouvelle solution digitale pour faciliter le processus de collecte des carcasses. La solution tirera parti de la technologie RFID couplée à une application mobile.
Les distributeurs indépendants s'inscrivent eux aussi dans cette tendance. Au sein du réseau Profil Plus, Jérôme Lhermusier constate ainsi que l'activité rechapage n'est pas en perte de vitesse. "De plus, depuis peu, certains manufacturiers proposent un rechapage supplémentaire, cela contribue à renforcer la démarche", complète-t-il. Au sein du réseau BestDrive, on entend aussi défendre le modèle multi-vie en intégrant le rechapage au cœur des démarches commerciales de l'enseigne. "L'accompagnement de nos clients passe avant tout par la formation de nos commerciaux afin de proposer le meilleur compromis marque/monte à chacun de nos clients", précise Frédéric Moulin, directeur marketing.
Pour autant, le rechapage reste confronté à de sérieuses difficultés en rance, subissant la concurrence des produits mono-vie. Selon le dernier bilan annuel du SDP, le ratio neuf/rechapé demeure au plus bas, avec 5 % des ventes pour le premier et 5 % pour le second. Pour relancer cette filière, les manufacturiers misent principalement sur l'innovation et sur le cadre réglementaire européen. "Nous pensons qu'il y a une opportunité avec l'arrivée de la réglementation « Ecodesign for Sustainable Product Regulation », sur laquelle nous collaborons avec la Commission européenne", partage Paul de Lajudie. Précisons que cette législation prévoit d'imposer des exigences de durabilité plus strictes aux entreprises, en assurant notamment la recyclabilité des produits.
Des pneus au service de la transition énergétique
Au-delà de ce nouveau cadre réglementaire, la transition énergétique du transport routier oblige les manufacturiers à repenser leurs gammes. Plus lourds, soumis à des couples moteurs plus élevés et contraints par l'autonomie des batteries, les véhicules électriques imposent de nouvelles exigences. La recherche porte autant sur les matériaux que sur la structure des pneus, avec pour objectif d'allier performance, durabilité et efficacité énergétique.
Chez Goodyear, l'innovation passe par la nouvelle gamme EQmax et EQmax Ultra. Dotée d'un nouveau composé de bande de roulement à plus forte teneur en silice, elle offre jusqu'à 20 % de kilométrage en plus et jusqu'à 6 % d'amélioration de la résistance au roulement par rapport aux gammes précédentes. "Ces pneumatiques contribuent à optimiser l'autonomie des véhicules électriques en conservant des performances remarquables sur toutes les configurations de transmission", confirme Christophe Kuss.
Au sein du groupe Michelin aussi, l'essor des poids lourds zéro émission est plus que jamais en ligne de mire. "L'électrification des poids lourds entraîne de nouveaux défis techniques : des véhicules plus lourds, soumis à une usure accélérée par le couple supplémentaire. L'indice de charge peut ainsi augmenter de près de 3 tonnes par camion. La résistance au roulement doit être surveillée pour économiser l'autonomie et la consommation d'électricité", rappelle Chris Smith. Les remorques sont elles aussi appelées à évoluer, qu'il s'agisse d'intégrer des batteries supplémentaires ou de contribuer à la récupération d'électricité lors du freinage.
Pour répondre à ces contraintes, Michelin a renouvelé l'an dernier ses gammes, avec les X Line Energy 3 et X Multi Energy 2, affichant des niveaux de consommation de carburant optimisés, sans compromettre la longévité ni la sécurité.
Au-delà des spécificités techniques, l'enjeu est aussi environnemental. L'industriel tricolore a intégré à sa stratégie une démarche d'écoconception systématique. "100 % de nos pneumatiques sont conçus avec une analyse du cycle de vie complète, depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la fin de vie", poursuit Chris Smith. De son côté, Goodyear développe l'usage de la silice issue de cendres de balles de riz, une alternative plus durable que la silice traditionnelle. Ces innovations illustrent un même impératif : accompagner la transformation énergétique du transport avec des enveloppes capables de réduire les émissions, de maximiser l'autonomie et de soutenir les politiques de durabilité des flottes. Le pneumatique s'impose ainsi comme un outil clé de la transition du secteur, au croisement de la performance et de la responsabilité environnementale.