Biocarburants : une route incertaine

Le transport routier de marchandises, qui représente près de 90 % des flux logistiques en France, est en première ligne face aux impératifs de décarbonation. Depuis plusieurs années, un nombre croissant de transporteurs se sont engagés dans une stratégie de verdissement de leur flotte, fondée sur les biocarburants. Parmi eux, le B100, premier biocarburant en volume, continue de tirer le marché vers le haut.
"Nous comptons 700 clients en France et 1 900 cuves installées. Cela représente environ 17 000 poids lourds qui roulent avec Oleo100, soit 220 000 à 250 000 m³ produits en 2024", rapporte Bastien Le Bouhellec, directeur général d’Oleo100, qui revendique le leadership de ce marché.
Porté par la fiscalité avantageuse dont il bénéficie en France, le B100 est aujourd’hui considéré par beaucoup comme l’entrée de gamme de la décarbonation, en raison de son coût modéré et de sa facilité de mise en œuvre. "Le B100 est un biocarburant utilisable immédiatement et compatible avec tous les véhicules. Ce qui explique que la demande est en hausse, auprès des gros transporteurs comme des flottes plus réduites", décrypte Bastien Le Bouhellec.
Pour répondre à ces besoins croissants, la filiale du groupe Avril vient d’ailleurs de lancer une version "bas GES" de son B100, qui promet jusqu’à 80 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre par rapport au gazole. Même constat du côté d’Artis Energies, autre fournisseur de biocarburants. "Le B100 est un produit attractif car il propose un prix similaire au diesel tout en offrant une solution de décarbonation facile à mettre en place. C’est une exception française car il bénéficie, sur notre marché, d’un traitement fiscal favorable. Partout ailleurs en Europe, son surcoût est plus élevé, de l’ordre de 40 %", souligne Mathias Rodriguez, assistant commercial chez Artis Bio100.
Précisons qu’en outre, l’usage du B100 a été simplifié par l’arrêté du 26 juin 2024, qui permet aux entreprises de mutualiser leurs cuves dédiées pour les flottes captives, allégeant ainsi les contraintes logistiques.
Le HVO, une solution qui séduit de plus en plus
Autre alternative de plus en plus prisée par les transporteurs : le HVO (huile végétale hydrotraitée). Plus coûteux que le B100, mais parfaitement miscible au gazole et utilisable sans adaptation moteur, ce carburant affiche une croissance soutenue. "Nous constatons une dynamique plus forte sur le HVO. Cela s’explique par les avantages spécifiques de ce produit. Les clients qui avaient opté pour le B100 ont poursuivi dans cette voie, tandis que ceux qui utilisaient déjà du HVO ont renforcé leur engagement", observe Florian Mohand, directeur de la transition énergétique chez Bolloré Energy.
Depuis l’ouverture de la distribution du HVO en station, officialisée l’été dernier, cet intérêt s’est confirmé. "Le HVO est sans doute celui qui bénéficie de la plus forte dynamique. Il a l’avantage d’être simple d’utilisation, compatible avec les motorisations existantes", abonde Étienne Valtel, directeur général d’Altens.
Depuis 2023, Gaz’up est le seul réseau indépendant de stations publiques à avoir obtenu une attestation de reconnaissance officielle par un organisme indépendant (Bureau Veritas) pour la provenance 100 % renouvelable de son gaz. ©Gaz’Up
Il alerte toutefois sur l’absence de signal fiscal, qui reste un frein pour le développement de ce biocarburant : "Contrairement au B100, le HVO n’a pas d’aide spécifique. Dans le contexte économique actuel, les enjeux de décarbonation sont souvent relégués au second plan". Résultat : le HVO est plus coûteux que le diesel, entre 10 à 15 centimes de plus par litre.
Le gaz "vert" retrouve de l’élan
Après avoir longtemps été pénalisée par la flambée des prix du gaz lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, la filière bioGNV retrouve, elle aussi, des couleurs. Le gaz "vert" continue d’attirer les transporteurs en quête d’une solution durable et traçable. "Aujourd’hui, 43 % des poids lourds roulant au gaz utilisent du bioGNV. Ils n’étaient que 2 % il y a dix ans", souligne Élodie Dupray, cheffe du pôle mobilité chez GRDF. Un kilomètre sur deux parcouru par un poids lourd au gaz est désormais totalement décarboné. L’objectif est d’atteindre les 100 % d’ici à 2033.
Cet optimisme est partagé par Arnaud Bilek, directeur général d’Enerjump qui exploite le réseau Gaz’Up : "Lors de la fondation de Gaz’Up en 2015, le bioGNV était encore confidentiel dans le paysage énergétique français. Dix ans plus tard, nous constatons une vraie maturité du marché, portée par la nécessité de décarboner le transport lourd". Le réseau Gaz’Up, fort de 20 stations publiques actives et de 6 nouvelles en projet d’ici fin 2025, voit ses ventes croître de 20 % par an.
Le modèle repose sur un approvisionnement issu de 43 unités de méthanisation françaises. "Les agriculteurs-méthaniseurs sont des partenaires fiables dans la transition écologique du transport", insiste Arnaud Bilek. Cette dimension locale constitue un atout important dans un contexte où la souveraineté énergétique est de plus en plus valorisée…
Pour autant, le biométhane reste pénalisé par une reconnaissance européenne encore partielle. "En ne tenant compte que des émissions au pot d’échappement, la réglementation européenne nie les vertus du bioGNV pour décarboner les transports lourds", déplore Selma Treboul, directrice des affaires publiques pour France Mobilité Biogaz.
De nombreux acteurs de la filière gaz défendent l’intégration d’un facteur de correction carbone dans les futures normes européennes sur les émissions de CO₂ des poids lourds. Le sujet doit d’ailleurs être réévalué d’ici 2027 dans le cadre d’une clause de revoyure prévue par la Commission.
L’Iricc, nouvel outil pour une trajectoire carbone pilotée
Avant cette échéance, les professionnels du secteur suivront avec attention l’évolution du cadre fiscal prévu pour les carburants renouvelables. Pour rappel, jusqu’ici, ils bénéficient en France d’un mécanisme incitatif baptisé Tiruert (Taxe incitative relative à l’utilisation d’énergie renouvelable dans les transports). Ce dispositif oblige les distributeurs à incorporer un certain pourcentage de biocarburants, sous peine de pénalité.
En 2026, la Tiruert laissera place à l’Iricc (Incitation à la réduction de l’intensité carbone des carburants). Objectif du gouvernement : renforcer le pilotage de la décarbonation en imposant une trajectoire de baisse des émissions, différenciée selon les vecteurs énergétiques. Le ministère de la Transition écologique a d’ailleurs lancé une consultation publique jusqu’au 10 juin 2025 pour recueillir les avis des acteurs économiques, des collectivités et du grand public sur les modalités du dispositif.
Contrairement à la Tiruert, qui ne visait que les carburants routiers, l’Iricc couvrira également les carburants utilisés dans les secteurs maritime, fluvial et aérien, ainsi que le GNV et le GPL. Le dispositif impose désormais des obligations directes de réduction des émissions aux metteurs sur le marché, avec des objectifs par filière et des pénalités claires en cas de manquement. Le secteur routier s’est vu fixer une réduction d’intensité carbone de 18,7 % en 2035 (contre 5,9 % en 2026). Les objectifs d’incorporation d’énergie renouvelable atteindront 16 % pour le gazole et 14,5 % pour l’essence.
Pour les professionnels du gaz renouvelable, l’adoption de l’Iricc constitue une avancée majeure. "C’est une très bonne nouvelle qui acte la reconnaissance par l’État de l’intérêt de la filière bioGNV pour décarboner le transport lourd", estime Selma Treboul. Le dispositif permettra notamment d’assurer un meilleur soutien à travers les Biogas Purchase Agreements (BPA), des contrats de gré à gré entre producteurs et consommateurs de biométhane non subventionné. "Ces BPA vont permettre de décorréler le prix du bioGNV du gaz fossile et d’offrir à nos clients un prix maîtrisé et compétitif par rapport au gazole", poursuit-elle.
Au-delà de la filière gaz, plusieurs acteurs du marché espèrent que l’Iricc apportera plus de clarification dans la fiscalité des énergies renouvelables. En effet, si le B100 bénéficie d’un traitement de faveur, à l’inverse, le HVO, bien que très bas carbone, est taxé au même niveau que le diesel classique. "Ce que nous demandons, c’est de la clarté, insiste Florian Mohand. Actuellement, la fiscalité est complexe et inégale, ce qui ajoute de la confusion sur un sujet déjà technique. Aligner les règles permettrait de simplifier et massifier les usages."
Le B100 en sursis ?
Mais cette révision fiscale en discussion pourrait avoir le B100 pour principale victime. En effet, le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE, créé en 2022 pour coordonner l’élaboration des politiques nationales en matière de climat, d’énergie, de biodiversité et d’économie circulaire) conteste l’efficacité de son soutien public, jugé "disproportionné" par rapport à l’aide accordée aux poids lourds électriques.
Dans une étude publiée en avril, l’organisme interministériel indique que la motorisation électrique à batterie bénéficie en 2025 d’un soutien deux fois inférieur au B100 et bioGNV… Le SGPE rappelle, en outre, que le retour sur investissement est immédiat pour un camion roulant au B100, contre huit ans pour un véhicule électrique. Ces observations ont engagé une réflexion interministérielle sur les niches fiscales applicables aux carburants de substitution, dans le cadre du projet de loi de finances 2026.
Le recours aux biocarburants progresse chez les transporteurs, du fait d’une demande croissante des chargeurs et d’objectifs environnementaux renforcés. ©Renault Trucks
Mais pour Étienne Valtel, ces discussions suscitent de fortes interrogations chez les transporteurs. "Les autorités ont clairement indiqué qu’il n’était pas question de réduire la fiscalité sur le HVO. À l’inverse, plusieurs rapports – y compris de la Cour des comptes – suggèrent une hausse probable de la fiscalité sur le B100, estimant que la France soutient excessivement les biocarburants de première génération. Un tel scénario ferait débat", pense-t-il.
Chez les producteurs et fournisseurs de B100, beaucoup craignent une remise en cause de la fiscalité dont bénéficie leur biocarburant, qui menacerait la contribution de l’agriculture française à la décarbonation du transport lourd.
Les chargeurs au cœur du basculement énergétique
Si les incertitudes politiques planent, sur le terrain, les usages se multiplient. De nombreuses entreprises de transport ont d’ores et déjà franchi le cap de la conversion. Mais au-delà des transporteurs, ce sont bien les chargeurs qui détiennent la clé de l’accélération. Nombre d’entre eux fixent désormais des objectifs environnementaux à leurs prestataires, dans le cadre de leurs engagements RSE ou de leur bilan carbone (scope 3).
"Pour réduire rapidement leurs émissions, les entreprises ont activé le levier le plus efficace : le carburant", confirme Florian Mohand. Une observation corroborée par une étude récente dévoilée début 2025 par Sightness et PwC France et Maghreb, qui rapporte que 86 % des chargeurs ont établi des plans d’action pour atteindre leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, contre 49 % seulement l’année précédente.
Autre chiffre intéressant issu de ce rapport : 44 % disposent aujourd’hui d’un budget dédié à la décarbonation du transport de marchandises – un chiffre en hausse bien qu’encore modeste, compris entre 1 et 5 % dans la majorité des cas. L’étude pointe également une montée en maturité sur le pilotage environnemental. Ils sont notamment 96 % à intégrer des critères environnementaux dans leurs appels d’offres, contre 84 % un an plus tôt.
Pour 20 % des professionnels interrogés, le recours à davantage de motorisations alternatives – biocarburants, bioGNV ou véhicules électriques – constitue le premier levier techniquement et économiquement applicable à leurs opérations.
Mais pour Étienne Valtel, si la balle est aussi dans le camp des donneurs d’ordre, il appelle néanmoins les transporteurs à rester indépendants dans leur stratégie de décarbonation : "Il faudrait que les chargeurs adoptent une logique de mix énergétique et qu’ils fixent des objectifs de résultats, pas de moyens. En clair : qu’ils demandent une baisse de 20, 30 ou 40 % du CO₂ sur leur scope 3, mais sans imposer la technologie à utiliser. Ce choix doit rester entre les mains du transporteur".
Une indépendance d’autant plus nécessaire que passer au HVO, au bioGNV ou à l’électrique implique un surcoût ou des investissements initiaux. Sans une garantie pluriannuelle des contrats, l’effort fourni par les transporteurs peut s’avérer trop risqué. "Si un transporteur investit dans une technologie plus coûteuse, il a besoin d’un engagement de long terme pour amortir son investissement", insiste le dirigeant d’Altens.
La question du financement reste une nouvelle fois centrale… "C’est un fait : tous nos clients, industriels et distributeurs, ont pleinement pris conscience de l’importance de décarboner leurs opérations de transport. La question est maintenant de savoir comment financer cette décarbonation. La bonne nouvelle est que, contrairement aux idées reçues, décarboner, c’est souvent réduire les coûts !", conclut Xavier Villetard, associé de PwC France et Maghreb.