Recharge : enjeux et solutions pour les transporteurs
Alors que l'électrification des gammes se poursuit chez les constructeurs, les ventes de véhicules neufs zéro émission restent modestes dans l'Hexagone. Parmi les 33 766 poids lourds de plus de 5,1 tonnes immatriculés entre janvier et août 2024 (un chiffre en baisse de 4,5 % par rapport à la même période en 2023), seuls 316 roulent à l'électrique. Soit une part de marché encore marginale, de 0,9 %.
La transition énergétique du parc roulant n'en est pas moins en marche, et les poids lourds pourraient s'inscrire dans la même dynamique que l'automobile avec quelques années de décalage, en suivant une courbe d'adoption lente mais pouvant rapidement grimper en flèche. D'autant que les constructeurs sont soumis à des objectifs ambitieux : les standards européens d'émissions de CO publiés 2 en juin dernier induisent un verdissement minimum des ventes de poids lourds, de l'ordre de 34 % à 36 % en 2030.
Sur la route, les transporteurs sont eux-mêmes confrontés à de multiples contraintes qui devraient les inciter à électrifier leur flotte. Rappelons notamment que l'acquisition d'un véhicule électrique permet d'obtenir la catégorie Crit'Air "zéro émission moteur", condition obligatoire pour accéder à certaines zones à faibles émissions (ZFE).
Les défis de l'infrastructure de recharge
Cette transformation du parc implique évidemment de déployer un réseau de solutions de recharge en itinérance mais avant tout sur site, dans les dépôts des transporteurs et logisticiens. D'autant que l'autonomie des camions disponibles sur le marché privilégie des usages urbains et régionaux.
"Plusieurs transporteurs ont déjà sauté le pas et exploitent un nombre significatif de camions électriques dans leur flotte, confie Thomas Vanquaethem, directeur général adjoint de Chargepoly, spécialiste de la recharge de véhicules industriels. Nous travaillons avec des sociétés de transport comme Bert&You sur des cas d'usage porteur-tracteur, ou encore Prévost, avec une quinzaine de tracteurs électriques faisant des allers-retours entre leur site de Mitry-Mory et leur port de Roissy. Il s'agit principalement de véhicules qui tournent quotidiennement et se rechargent toutes les nuits."
Pour accompagner les sociétés de transport dans cette démarche, un nouvel écosystème émerge et prend forme, associant les constructeurs, les concepteurs de bornes, les installeurs, les fournisseurs d'énergie et les entreprises spécialisées dans le pilotage de la recharge. Avec l'aide de ces prestataires, les flottes peuvent commencer par identifier le nombre de véhicules du parc qui peuvent être électrifiés en fonction de leur activité, de leurs tournées et des distances parcourues.
Dans un premier temps, la solution la plus simple consiste à proposer une recharge mobile qui n'exige pas d'infrastructure particulière, hormis une prise électrique industrielle. Avec une flotte plus importante, il faut se tourner vers une borne spécifique. Une étude de la zone d'implantation de l'infrastructure est alors indispensable car, comme le souligne Arnaud Bilek, fondateur d'Enerjump, le foncier reste l'un des principaux défis techniques dans ce type de projet : "Une station de recharge, ça prend de la place et l'immobilisation des véhicules nécessite des zones de stationnement adaptées."
Même écho chez Ekoenergetyka, où Florent Orsero, responsable grands comptes France, rappelle la nécessité de diminuer l'encombrement des infrastructures : "L'emprise au sol doit être la plus réduite possible."
Chez Chargepoly, chaque dossier est suivi par des ingénieurs pour définir une intégration sur mesure. "Nous analysons l'espace disponible, la circulation des camions au niveau du site, la présence ou non d'installations électriques, de TGBT (tableau général basse tension), etc. Un dépôt, on le voit comme un endroit où il y a une contrainte d'espace, de temps et d'énergie. On adresse ces trois contraintes au travers d'une analyse complète", détaille Thomas Vanquaethem.
Cet audit est une étape clé selon Tom Lyonnet, responsable marché transport et logistique de Bump : "La compréhension du besoin est notre première mission. La puissance des infrastructures doit répondre à une logique économique. Il faut donc déterminer le nombre de véhicules à recharger et de tournées, les distances parcourues, les typologies de camions… On essaie de réfléchir en termes de scénarios de puissance minimale tout en anticipant les besoins futurs."
Recharge lente, rapide ou ultrarapide
À partir de ces informations, il est alors possible de déterminer les infrastructures de recharge les plus optimisées pour son site, en termes de puissance et de coût. "Faut-il privilégier une recharge à quai ou sur un site déporté ? Quels travaux de raccordement électrique et d'aménagement sont nécessaires ? Il y a de nombreuses questions à se poser, et chaque projet est différent. Il n'y a pas de vérité générale, c'est du cas par cas", ajoute Tom Lyonnet.
Aujourd'hui, deux types d'infrastructures peuvent être distingués : la charge lente (en courant alternatif : de 3,7 kW à 22 kW maximum) et rapide (en courant continu : de 25 kW à 150 kW). Ainsi, un véhicule doté d'un pack batterie de 540 kWh complètement déchargé demandera environ 3,5 heures pour une recharge complète avec une borne de 150 kW. Précisons qu'il existe aussi des points de recharge ultrarapide avec des puissances pouvant dépasser 350 kW.
Et la technologie évolue très vite puisque de nombreux constructeurs travaillent déjà sur des véhicules compatibles avec la recharge mégawatts (MCS), dont les chargeurs fourniront environ 1 000 kW – de quoi recharger à 100 % la plupart des camions électriques longue distance en 45 minutes.
"Tous les camions électriques n'auront pas besoin d'une recharge en mégawatts, nuance Thomas Vanquaethem. Quand on regarde les distances quotidiennes parcourues, la plupart des véhicules n'ont pas besoin de plus de 350 kW. En supposant que nous continuions à recharger pendant les pauses obligatoires des conducteurs, ce sont principalement les camions électriques longue distance qui ont besoin d'une puissance de recharge plus élevée."
Vers un modèle économique viable
Après avoir mesuré les besoins de recharge, lente ou rapide, le nombre de bornes à installer, les puissances nécessaires, cette première analyse va également permettre de chiffrer le coût du projet. Inutile de préciser que les investissements nécessaires à ces équipements restent élevés, puisqu'ils tiennent compte des bornes de recharge, de l'installation, du raccordement au réseau électrique du site si besoin, etc.
D'après les différents acteurs que nous avons interrogés, il reste difficile de déterminer une facture moyenne pour l'acquisition d'une borne. Les investissements peuvent fortement varier selon les travaux de génie civil à réaliser pour raccorder l'agence, et selon le choix des bornes de recharge. Dans sa dernière étude sur le véhicule industriel électrique, publiée cet été, le CNR indique que les prix des infrastructures peuvent aller de 7 500 € (7 kW) à 110 000 € HT (150 kW).
Mais au-delà des frais liés aux bornes et à leur installation, les opérateurs rappellent que ces investissements doivent être appréhendés dans le coût total de possession de la flotte électrique. Le choix du modèle économique est donc crucial. Globalement, quatre schémas de financement se distinguent aujourd'hui sur le marché : la prise en charge par le commanditaire du site ou par l'opérateur IRVE, le crédit-bail de l'infrastructure ou le cofinancement avec l'opérateur du réseau.
Chez Chargepoly, deux formules sont proposées aux flottes : le leasing tout-en-un (une location de six ans intégrant les équipements, le génie civil, etc.) ou le tiers-investissement (prise en charge des coûts initiaux).
"Notre approche naturelle est de prendre en charge 100 % du Capex pour vendre au client final de la recharge avec des garanties de performance et de disponibilité. Cependant, certains clients préfèrent investir eux-mêmes et devenir propriétaires de leur équipement, appliquant cette logique à toutes leurs infrastructures sur site. Notre modèle de financement est flexible, avec l'objectif de s'adapter aux besoins spécifiques de chaque client", précise Thomas Vanquaethem.
Chez Bump, Tom Lyonnet rappelle que c'est le coût total de la recharge, incluant l'infrastructure et, surtout, la consommation d'électricité, qui doit être maîtrisé pour garantir un TCO optimal. "Au-delà de 0,40 cts/kWh, la recharge coûte plus cher que le diesel à 2 euros le litre. Pour ne pas dépasser ce seuil, il faut bien dimensionner l'infrastructure, la puissance souscrite, et pouvoir piloter la recharge en heures creuses. Un coût de 0,30 cts/kWh me semble plutôt raisonnable."
La gestion de la consommation sera, effectivement, un élément central dans la transition énergétique des flottes. Si le prix de l'électricité est inférieur à celui du gazole, il dépend fortement du besoin de l'entreprise et du contrat souscrit avec le fournisseur.
"Dans le monde thermique que nous avons connu jusqu'ici, le prix du gazole n'a pas un gros impact différenciant car ce coût est sensiblement similaire pour tous. Demain, les différences seront plus importantes avec l'électrique. Les stratégies énergétiques seront au cœur des enjeux des transporteurs", complète Tom Lyonnet.
Garantir le meilleur taux de disponibilité
Pour aider les transporteurs à mieux appréhender ce nouveau sujet, de nombreux opérateurs mettent à leur disposition des services de pilotage de charge sur mesure. Bump a récemment lancé son dispositif Smart Charging, pour mieux faire face à la volatilité des prix de l'électricité. Cette solution permet de configurer et de calibrer les infrastructures de recharge notamment par rapport au prix du kWh (contrat d'électricité, heures pleines ou creuses), ou encore de gérer l'allocation des puissances de charge selon l'utilisation des véhicules.
Même stratégie développée par Chargepoly avec sa plateforme Lucie. Les gestionnaires de flotte peuvent y superviser et optimiser en temps réel l'utilisation des satellites de charge et ajuster les plannings d'exploitation. L'outil propose également une fonctionnalité de "smart charging", en partenariat avec Dreev, qui facilite le suivi du marché de l'électricité heure par heure afin de bénéficier de tarifs plus avantageux.
"Nous travaillons avec des partenaires qui opèrent sur les marchés de l'énergie, capables d'optimiser heure par heure le coût de la recharge. Nous nous assurons de garantir le bon déroulement de la charge, et que le plan de transport soit respecté avec des camions disposant du niveau de batterie souhaité", poursuit Thomas Vanquaethem.
Ces outils digitaux vont aussi assurer le suivi technique des bornes et garantir leur bon fonctionnement en déclenchant des alertes en cas d'anomalie. Un élément particulièrement important, car toute défaillance de l'infrastructure entraîne l'immobilisation des véhicules. "Ça peut sembler simpliste, mais nous faisons comprendre à nos clients que les bornes ne sont pas une prise. C'est un équipement qui peut avoir des problèmes", indique-t-on chez Bump.
Raison pour laquelle de nombreuses formations sont aujourd'hui déployées pour sensibiliser les gestionnaires et les conducteurs aux différentes normes, types d'architectures, caractéristiques principales des bornes et des prises, etc.
"C'est un équipement qui peut avoir des problèmes. Nous alertons et sensibilisons nos clients sur les notions de maintenance et d'exploitation. On parle beaucoup de taux de disponibilité, c'est important", insiste Tom Lyonnet. Plusieurs niveaux de service sont proposés par les opérateurs d'infrastructures de recharge : la maintenance préventive qui comprend une révision annuelle, la supervision et la maintenance curative.
Un déploiement progressif
Dans ce contexte d'électrification progressive de la mobilité lourde, et compte tenu des différents éléments que nous venons d'évoquer, la priorité, aujourd'hui, c'est d'anticiper ! D'autant que les délais sont variables d'un projet à l'autre, et dépendent notamment de la distance du site au réseau et d'éventuels travaux d'adaptation nécessaires pour acheminer la puissance demandée.
Ces travaux peuvent se faire soit par le renforcement du réseau existant, soit par la construction d'ouvrages. Enedis et les entreprises locales de distribution (ELD) doivent donc être consultés le plus en amont possible si l'installation de nouvelles bornes nécessite de la puissance additionnelle.
"Il faut compter de trois mois à un an pour chaque projet selon sa taille, la puissance disponible sur le site, etc.", prévient Thomas Vanquaethem. Autant dire que le maillage n'évoluera que très progressivement, au même rythme que les besoins en mobilité décarbonée.
Le défi consiste désormais à pérenniser et à optimiser ces investissements. Car si les enjeux environnementaux poussent à une transition rapide, la réussite de cette révolution énergétique repose avant tout sur la capacité collective de la filière à penser la recharge comme une composante incontournable et évolutive du transport de demain.