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Le marché du pneumatique poids lourd en zone de turbulences

Publié le 7 novembre 2024

Par Tristan Baez
5 min de lecture
Depuis le début des années 2020, les crises n'épargnent pas l'industrie du pneumatique, et en particulier le marché des montes pour poids lourds. Les ventes chutent, tandis que les prix grimpent. 2024 marquera-t-elle la fin de cette tempête, ou seulement une accalmie temporaire ?
Dans sa dernière enquête sur le transport routier de marchandises longue distance, le Comité national routier (CNR) confirme la tendance inflationniste des coûts pneumatiques en 2023 : + 8,4 %. ©Michelin

Les ventes de pneus poids lourds sur le marché français connaissent une baisse sans précédent. Marqué par la crise sanitaire, les tensions politiques et ­l'inflation galopante, le secteur, autrefois stable, est en difficulté. À cela s'ajoutent les pénuries de matières premières et les complications d'approvisionnement, qui ont entraîné une hausse inévitable des prix, conduisant les transporteurs, pour qui le coût au kilomètre est essentiel, à se tourner vers des enveloppes à la qualité incertaine. Les premiers mois de 2024 ne présagent plus de baisse, mais une stagnation.

Selon le dernier bilan publié par le Syndicat du Pneu, les ventes globales d'enveloppes poids lourds affichent une maigre hausse de 1,5 % sur les sept premiers mois de l'année, grâce notamment à un mois de juillet très positif (+ 12,4 %).

À l'échelle européenne, le bilan est encore moins flatteur. En effet, l'ETRMA, l'association européenne des fabricants de pneus et de caoutchouc, annonce un recul des volumes à 5,3 millions d'unités pour le segment poids lourds et bus, soit une baisse de 5 % par rapport à 2023. Ces chiffres ne sont pas de nature à rassurer les acteurs d'une filière confrontée à une crise structurelle depuis déjà plusieurs années. Ou plutôt à une succession de crises…

Une hausse des prix inévitable

"Le premier choc remonte à 2017", rappelle Régis Audugé, directeur général du Syndicat du Pneu (SDP). La chute des ventes est alors ­concomitante à l'augmentation des prix. Fin 2018 éclate le mouvement des Gilets jaunes puis, en 2020, le marché doit faire face aux confinements sanitaires liés à l'épidémie de ­Covid-19. Les transporteurs ne cessent pas leurs activités, mais ils usent tout de même moins de gomme. Les manufacturiers ­subissent aussi les affres de cette période instable et leur production se désorganise. Les porte-conteneurs coincés dans les ports avec des ­cargaisons entières de pneumatiques endiguent encore les ventes.

"Il fallait presque sortir de Polytechnique pour se procurer des pneus", soupire Régis Audugé. Directeur des solutions Fleet Mobility de ContinentalLionel de Septenville retrace l'historique récent : "Après le Covid, il y a eu un échauffement : l'activité économique a repris très fortement en Europe et la demande de pneus aussi, mais c'est à ce même moment que les gros problèmes de production et d'approvisionnement sont apparus. Les prix ont donc logiquement augmenté."

Continental a lancé en 2024 la gamme Conti Eco Gen 5, qui affiche une résistance au roulement réduite de 12 % par rapport à ses précédents pneumatiques, et une longévité accrue de 10 %. ©Continental

Continental a lancé en 2024 la gamme Conti Eco Gen 5, qui affiche une résistance au roulement réduite de 12 % par rapport à ses précédents pneumatiques, et une longévité accrue de 10 %. ©Continental

Puis, suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'embargo décrété par l'Europe, les difficultés d'approvisionnement en matières premières commencent à peser, d'autant que la plupart du noir de carbone, qui constitue un tiers de la matière d'un pneu, provient de la région de ­Moscou. La flambée des prix de l'énergie accroît encore les coûts de production, et 2022 marque une nouvelle accélération de l'inflation avec une base de 113 dès lors atteinte. En données monétaires, le Syndicat du Pneu relève que le prix moyen d'un pneu poids lourd est passé de 532 euros en 2021, à 624 euros un an plus tard. Le syndicat table alors sur une augmentation de 21,3 % entre 2021 et 2023.

Bien que l'inflation tende à s'essouffler, Régis Audugé s'interroge sur l'avenir des prix : "La grosse question qui se pose pour 2024 est de savoir si l'on va revenir à des prix abordables qui permettront un retour de la progression des ventes, ou alors est ce qu'on va continuer à avoir ces niveaux de prix très élevés ? Et l'on aurait exactement les mêmes causes produisant les mêmes effets, avec des volumes qui ne bougeront pas pendant l'année 2024…" Pour le moment, si on se fie aux volumes écoulés au cours du premier semestre, cette baisse des prix tarde à se concrétiser…

Vers un nécessaire déstockage

Alors que toutes ces crises se multiplient, tout comme les problèmes de production et d'approvisionnement, les distributeurs adoptent le réflexe de stocker avant que le vent tourne. "La distribution s'est mise à stocker avant toute annonce de hausse des prix pour pouvoir faire face à la demande. Les stocks ont alors énormément augmenté, tout comme l'activité économique. Aux premiers mois de 2023, il y a eu un ralentissement et les manufacturiers recouvraient leurs matières premières et flux logistiques. Les distributeurs ont donc massivement déstocké avant que les prix baissent", explique Lionel de Septenville.

L'exemple parfait étant la comparaison entre les ventes sell-in (du manufacturier au distributeur) et sell-out (du distributeur au client final). En 2023, les volumes de pneus neufs en sell-in ont ­diminué de 16,4 % selon Europool, quand la décroissance en sell-out s'est révélée plus modérée, à hauteur de 10 %. On table alors sur 935 000 unités pour le premier spectre d'analyse, et 1,192 million pour le second.

Régis Audugé ponctue ce décalage avec une autre donnée : "Les manufacturiers ne sont pas obligés de donner les chiffres des volumes écoulés. Ainsi, les pneus exotiques ne sont pas comptabilisés en sell-in mais en sell-out. Ils font donc partie des volumes écoulés par les distributeurs, à hauteur d'un cinquième des ventes. Cela explique en partie cette différence dans les volumes écoulés.Alexandre Gasc, directeur marketing France et Benelux de Michelin, se montre plus prudent : "Nous utilisons un champ lexical différent chez Michelin. Notre lecture de cette baisse serait plutôt celle d'un fort déstockage. Ce sont des situations naturelles sur certains marchés, d'autant plus lorsqu'ils sont confrontés à de telles crises." Le directeur marketing reconnaît que ces déséquilibres ont amené à des ajustements de la production.

Pénalisé par un contexte inflationniste, le marché du pneumatique poids lourd peine à se redresser, à l'image du secteur du transport. ©AdobeStock

Pénalisé par un contexte inflationniste, le marché du pneumatique poids lourd peine à se redresser, à l'image du secteur du transport. ©AdobeStock

De ce côté-là justement, en dépit des mesures antidumping prises par l'Union européenne, les manufacturiers chinois contournent ces barrières en installant leurs usines dans des pays voisins. "Pendant tout ce temps, les industriels chinois ont déjà installé des usines en dehors de la Chine, ce qui leur permet d'échapper aux taxes puisque les pneus ne sont plus en provenance de Chine, comme il est noté sur l'arrêt de l'Union européenne, mais du Vietnam et de régions limitrophes. Ils ne sont donc plus sanctionnés de la même manière, puisqu'ils n'arrivent plus du même endroit", déplore Régis Audugé.

Le rechapage à la peine

Face au manque de disponibilité et à l'augmentation des prix des pneumatiques, les transporteurs ont dû adapter leurs comportements d'achat. Alexandre Gasc observe : "Tenant compte de ces effets encore actuels, nos transporteurs ont changé leurs habitudes. Ils effectuent leurs achats au juste nécessaire." Certains ont réduit la voilure et ­optimisent le chargement de leurs remorques pour envoyer moins de poids lourds sur les routes. Selon Lionel de Septenville, "il y a eu une baisse d'activité chez les transporteurs, entre 6 et 8 %, ce qui impacte de facto l'usure et la consommation des pneumatiques. En pleine crise économique, les transporteurs réfléchissent automatiquement à envoyer un camion rempli plutôt que deux à moitié."

Une autre tendance dans la consommation du pneumatique apparaît, selon le directeur du Syndicat du Pneu : "Les transporteurs vont privilégier des pneumatiques haut de gamme sur les essieux du tracteur, les plus importants. Pour les essieux suiveurs de la remorque, moins contraignants en termes d'usure, ils n'hésitent pas à monter un pneumatique exotique deux fois moins cher. Finalement, cela représente presque un pneumatique low cost sur deux." Cet essor des enveloppes à bas coûts a pour conséquence de pénaliser les ventes de rechapés, qui traversent une situation difficile depuis déjà quelques années… Beaucoup de transporteurs semblent désormais privilégier une vision à court terme en favorisant un pneu neuf d'entrée de gamme face à un pneu premium rechapé plus cher. Une comparaison qui a ses limites puisque la durée de vie d'une enveloppe low cost est deux fois plus courte…

Sur ce point, tous les acteurs de la filière soulignent que le prix de revient kilométrique est le seul critère qui permet d'apprécier le coût réel du pneumatique sur l'ensemble de sa durée de vie. Fort de cet argument, le gouvernement avait d'ailleurs fixé, dans le cadre de la REP pneumatiques, un taux de rechapage de 50 % en 2028 pour les poids lourds. Rappelons qu'en 2023, 25 % des pneus poids lourds vendus dans l'Hexagone étaient issus du rechapage, alors que cette part atteignait 43 % en 2014. Pour remonter la pente, il est indispensable, selon Régis Audugé, que l'État soutienne la filière afin ­d'inciter les professionnels du TRM à se réintéresser au rechapé. "Tant qu'il n'y aura pas de coup de pouce de l'État pour favoriser ces pneus, la corde écologique des transporteurs ne pourra pas vibrer", conclut le président du SDP.

(Avec Mohamed Aredjal)

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