Transport de marchandises dangereuses : un métier sous haute vigilance

"Du Tipp-Ex, un téléphone portable, une trottinette électrique… Ce sont des produits classés comme dangereux", pose d’emblée Bertrand Denoyel, responsable du département santé & sécurité France chez Kuehne+ Nagel, pour illustrer l’ampleur du sujet. Près de 5,5 millions de trajets routiers sont effectués chaque année pour transporter des matières dangereuses, selon georisques.gouv.fr. 80 % de ces trajets concernent des carburants ou des combustibles. Un peu plus que pour le Tipp-Ex, donc.
Le champ couvert par le transport de marchandises dangereuses est vaste : il englobe une multitude de produits et matériaux, répartis en neuf classes réglementaires (voir en base de page). Chacune peut comporter des contraintes propres, selon les caractéristiques des matières. Ce transport est régi par l’ADR (Accord relatif au transport international des marchandises dangereuses par route), adopté en 1957 et ratifié par la France en 1960. Aujourd’hui, 54 pays sont signataires de cet accord.
"L’ADR a deux vocations : préserver la santé et la sécurité des personnes et des biens, et fluidifier les opérations de transport sur un périmètre international", résume Bertrand Denoyel. Les règlements tels qu’on les connaît dans l’Hexagone sont mis en oeuvre par un arrêté du 29 mai 2009. Puisque les matières dangereuses sont aussi transportées par voies aériennes et maritimes, les règlements spécifiques doivent être harmonisés. Et c’est la Mission transport de matières dangereuses (MTMD) qui en a la charge en France.
Des évolutions réglementaires fréquentes
L’ADR évolue généralement tous les deux ans. Des ajustements parfois mineurs, mais qui prennent du temps à être assimilés. Notamment pour les organismes de formation comme l’Aftral. "Nous avons une période de transition de six mois, avec l’obligation que tous nos supports soient à jour pour le 1er juillet concernant l’ADR 2025. Ils le sont déjà chez nous. C’est un travail de titan : nous avons reçu 250 pages de nouveautés, même si ce ne sont que des petits changements cette année" explique Pierre Guillemaut, directeur du département Risques environnement transport et logistique de l’Aftral.
Il se réjouit que l’ADR se montre souvent à l’écoute du terrain, avec cette fois-ci des évolutions côté transport de déchets. "La collecte dans les déchetteries municipales est souvent compliquée car on trouve n’importe quoi, n’importe où. Si on appliquait strictement la règle, on ne collecterait rien… Des mesures plus adaptées en termes d’emballage et d’étiquetage ont donc été instaurées, pour permettre aux collecteurs une mise en conformité pour pouvoir sortir ces déchets et les éliminer", ajoute Pierre Guillemaut.
Les règles évoluent
Forcément, les règles évoluent aussi pour s’adapter aux nouvelles matières dangereuses, telles que les batteries au lithium utilisées dans les véhicules électrifiés. Leur apparition a entraîné de nouveaux textes, mais également certains changements positifs. Depuis 2023, les camions électriques peuvent transporter des marchandises dangereuses non inflammables. "Quand les véhicules au gaz sont arrivés, la réglementation a évolué. C’est pareil ici. Si une matière dangereuse est utilisée comme source d’énergie pendant le transport, elle n’est pas considérée comme telle", informe Bertrand Denoyel. Sur ses plus de 2 600 véhicules en propre, Kuehne+Nagel a reçu 23 porteurs électriques Renault Trucks en 2023, et 58 sont en commande, pour un objectif de 100 camions à batteries d’ici fin 2026.
Kuehne+Nagel transporte en majorité des marchandises dangereuses de classes 3, 8 et 9. ©Kuehne+Nagel
Parfois, certains évènements peuvent également déclencher des révisions réglementaires. L’explosion de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, en août 2020, a conduit à renforcer la sécurisation de ce produit. Pour les conducteurs, les changements de réglementation les concernant sont moins fréquents. "Ce qui évolue le plus souvent, ce sont des nouvelles marchandises classées, certaines règles d’emballage, de déclaration de matière dangereuse, d’étiquetage… Toutes ces règles concernent plutôt les intervenants, côté préparation et déclaration. Le conducteur, lui, est généralement moins exposé à des règles changeantes en termes de chargement et de transport”, précise Bertrand Denoyel.
Kuehne+Nagel transporte essentiellement les marchandises dangereuses de classes 3, 8 et 9, qui sont "les plus transportées de matière générale", indique le responsable. Les transporteurs s’occupant des explosifs et autres produits radioactifs sont plus rares, car "cela demande un niveau d’exigence complémentaire, et ce sont plutôt des marchés de niche, ajoute l’expert. Par exemple, pour du déchet radioactif, le transporteur ne fait généralement que ça, et forme ses équipes pour ce transport."
Une formation rodée
Première règle : toute personne intervenant dans la chaîne du transport de marchandises dangereuses, même indirectement, doit être formée. Conducteurs, manutentionnaires, agents administratifs, responsables de site : chacun doit connaître les risques liés à son poste, les obligations réglementaires, et appliquer les bonnes procédures. Forcément, la formation n’est pas la même pour chacun de ces métiers. Elle est adaptée aux interventions spécifiques, toujours avec trois points centraux. "Connaître le cadre réglementaire, les risques liés à son activité, et avoir des procédures adaptées au poste occupé", énumère l’expert de Kuehne+Nagel, dont 100 % des quelque 1 200 conducteurs sont formés ADR.
Le groupe est aussi organisme de formation en transport et logistique, et peut délivrer des formations de manutentionnaire, par exemple, pour d’autres entreprises. Pour les conducteurs, en revanche, peu d’organismes sont homologués. Ce poste nécessite une formation spécifique ADR, entraînant la délivrance d’un certificat : le chauffeur doit toujours avoir sa carte quand il est en activité. "Le cas général est le suivant : si un conducteur vient charger de la marchandise dangereuse sur mon site, je dois lui demander sa carte. S’il ne l’a pas, je n’ai pas le droit de lui charger cette marchandise", rapporte Bertrand Denoyel. Une fois la formation initiale acquise, le "recyclage" (la formation continue) a lieu tous les cinq ans pour les conducteurs, afin de renouveler leur carte.
Les matières dangereuses sont rangées par classes. Selon le type de marchandise, le marquage des véhicules diffère. ©Antoine Ravet
Pour les autres métiers, la règle indique que la formation doit avoir lieu "aussi souvent que nécessaire". Moins lourde, elle est généralement dispensée tous les trois ans par les entreprises. 2024 avait été une "grosse année de formation" pour l’Aftral, mais 2025 démarre plus mollement. En effet, suite à la crise Covid il y a cinq ans, le nombre de formations a diminué en 2020, et le nombre de recyclages cinq ans plus tard s’en ressent. Pourtant, depuis dix ans, l’organisme enregistre une hausse constante de ses sessions "Matières dangereuses". Avec du changement dans les pratiques, observe Pierre Guillemaut : "Au début de la décennie, la tendance de l’e-learning est devenue forte, mais le présentiel revient. Le distanciel est bien pour une première sensibilisation ou une piqûre de rappel, mais il n’est pas adapté pour des professions très terrain comme celle-ci."
L'indispensable conseiller sécurité
Lui aussi formé tous les cinq ans, le conseiller sécurité est un élément indispensable de toute entreprise en lien avec des marchandises dangereuses. Sa déclaration doit être réalisée sur le site du ministère dédié depuis 2021. Le conseiller à la sécurité doit être titulaire d’un certificat délivré par le Comité interprofessionnel pour le développement de la formation dans les transports de marchandises dangereuses (CIFMD). Ce conseiller, qui doit délivrer un rapport annuel au chef d’entreprise, peut être un salarié à part entière, exerçant une autre fonction dans l’entreprise. Ce peut aussi être un prestataire extérieur, ce qui est de plus en plus fréquent. L’Aftral officie par exemple comme conseiller à la sécurité pour plus de 1 000 entreprises, de tous secteurs : transport, cosmétique, chimie, pharmacie… "Compte tenu de l’apparition de nouvelles matières dangereuses, de plus en plus de secteurs d’activité sont concernés par la nécessité d’avoir un conseiller à la sécurité, comme le secteur loisir avec les mobilités douces électriques", remarque Pierre Guillemaut.
Côté équipements, le conducteur doit donc avoir sa carte. Mais l’expéditeur de marchandises réglementées par l’ADR doit également disposer d’un document essentiel : sa déclaration de matières dangereuses. Elle contient diverses informations, dont le numéro ONU, la désignation officielle de la marchandise, le nombre et la description des colis, etc. Dans le camion, les équipements de sécurité sont obligatoires, et peuvent légèrement varier selon les matières transportées. Gants, liquide rince-oeil, protection des yeux, extincteur… On trouve souvent une "valise ADR" dans les véhicules, plus remplie que nécessaire. Les consignes de sécurité y sont aussi affichées en cas de danger.
Emballages et pictogrammes
Les emballages sont également réglementés, et classés en trois groupes : marquage UN-Z pour les matières à faible risque ; marquage UN-Y pour les matières à risque moyen ; et marquage UN-X pour les matières à haut risque. Ces emballages doivent porter le code matière à quatre chiffres, attribué par l’Organisation des Nations Unies (ONU) et qui désigne les caractéristiques physiques de la matière transportée. Cela permet aux services d’incendie et de secours de connaître précisément le produit en cause en cas d’incident.
Le pictogramme renseignant le danger principal présenté par la matière doit aussi figurer sur l’arrière et de chaque côté du véhicule. "Il y a des marchandises que l’on ne peut pas charger ensemble, notamment sur les produits explosifs, ajoute Bertrand Denoyel. Si un camion arrive partiellement chargé, il faut vérifier ce qu’il y a dedans avant de charger sa propre marchandise dangereuse." En cas d’accident, une déclaration est obligatoire auprès de la Mission transport de matières dangereuses (MTMD) ou de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) si elle est concernée. Elle doit être faite par le conseiller à la sécurité de l’entreprise ayant effectué les opérations d’emballage, de chargement, de remplissage ou de transport.
La formation est obligatoire pour toute personne impliquée de près ou de loin dans le transport de marchandises dangereuses. ©Antoine Ravet
Des contraintes bien nombreuses pour une branche de secteur où les salaires ne sont pas forcément plus élevés. “Nous retrouvons les mêmes difficultés de recrutement que dans le TRM en général, et peut-être même un peu plus. Il est difficile de trouver des gens qui restent”, déplore Pierre Guillemaut. Un problème, car les investissements requis pour le transport de marchandises dangereuses sont conséquents. “Formation, équipements… Tout a un coût pour les entreprises”, rappelle Bertrand Denoyel. Donc, quand un formé ne reste pas, c’est tout un processus coûteux à recommencer.
Entre numérique et nouvelles technologies
Un sujet gagne en importance dans le transport de marchandises dangereuses : le numérique. "Les outils informatiques prennent de plus en plus de place. La plupart des échanges entre les expéditeurs et les transporteurs sont dématérialisés, avec des flux d’échanges de données informatisées", explique Bertrand Denoyel, qui souligne le défi que cela engendre : "L’expéditeur est tributaire de son outil informatique. Si, dans sa solution, certains cas ne sont pas prévus, des champs n’existent pas et sont demandés par la législation, cela devient problématique, puisqu’il faut remettre une expédition conforme à l’ADR. Si le transporteur, qui doit vérifier les données transmises, détecte une anomalie, la réglementation lui demande de bloquer l’expédition jusqu’à sa mise en conformité. Et quand il faut faire évoluer son outil informatique, ce sont des coûts et des délais parfois longs, ce qui peut être critique pour l’entreprise."
En revanche, Bertrand Denoyel estime que l’intelligence artificielle (IA) "n’est pas encore très rodée sur le transport de matières dangereuses. Quand on questionne une IA sur le sujet, la réponse est souvent fausse pour l’instant, même sur des choses assez simples. Elle confond notamment les pays et les continents, car les règles ne sont pas les mêmes partout. Mais à terme, elle pourra nous faire gagner du temps." Kuehne+Nagel dispose d’un outil informatique interne pour gérer les marchandises dangereuses, avec une organisation dédiée et une possibilité d’accompagner ses clients sur le sujet. "Nul n’est censé ignorer la loi, mais la loi fait quand même 1 300 pages", lance l’expert. Un transport à bien maîtriser, encore plus avec la vigilance écologique grandissante de notre époque.
La formation innove
L’attractivité d’un secteur se joue aussi par la formation. Rendre l’apprentissage d’un métier ludique est déterminant pour donner envie aux jeunes (ou moins jeunes) de persévérer. "Il faut trouver des solutions innovantes pour placer le stagiaire au centre de sa formation, qu’il en soit acteur, affirme Pierre Guillemaut de l’Aftral. Il ne faut pas faire que de la transmission d’information. Nous proposons désormais beaucoup de réalité virtuelle (RV). L’immersion permet de ressentir les conditions réelles : la mise en conformité de palettes, la préparation de commandes, le contrôle du véhicule avant le départ, etc."
L’Aftral est en train de développer, pour sortir d’ici 2026, la modélisation pour casque de RV des différents types de citernes, avec leurs spécificités. La connectivité est aussi de plus en plus présente, entre des applications de quiz et une dématérialisation des examens pour obtenir ses résultats plus rapidement : "La moyenne est de 20 jours entre l’examen et la réception du permis. Désormais, on peut gagner une semaine, indique Pierre Guillemaut. C’est intéressant pour le transporteur, qui a des conducteurs plus vite opérationnels."
9 classes de matières dangereuses
Classe 1 : matières et objets explosibles.
Classe 2 : gaz.
Classe 3 : liquides inflammables.
Classe 4.1 : matières solides inflammables, matières autoréactives, matières explosibles désensibilisées solides et matières qui polymérisent.
Classe 4.2 : matières sujettes à l’inflammation spontanée.
Classe 4.3 : matières qui, au contact de l’eau, dégagent des gaz inflammables.
Classe 5.1 : matières comburantes.
Classe 5.2 : peroxydes organiques.
Classe 6.1 : matières toxiques.
Classe 6.2 : matières infectieuses.
Classe 7 : matières radioactives.
Classe 8 : matières corrosives.
Classe 9 : matières et objets dangereux divers.