Un café avec… Jennifer Janiec, pilote de camions de course
Le Journal du Poids Lourd : Parmi les évènements de cette saison 2023, vous avez pris part aux 24 Heures Camions fin septembre 2023, qui ont battu leur record de fréquentation avec plus de 80 000 visiteurs. Au-delà de la performance sportive, que retenez-vous de cet évènement ?
Jennifer Janiec : Le Mans représente toujours, pour moi, un évènement un peu particulier. J'y prends part depuis 2008 et c'est, à chaque fois, une grande fierté. Je mesure d'ailleurs le chemin parcouru par cette course depuis une quinzaine d'années. Quand on arrive aujourd'hui à fédérer plus de 80 000 personnes, ça signifie que les 24 Heures Camions sont devenues un rendez-vous incontournable pour tous les passionnés de camion.
JPL : Votre paddock n'a pas désempli pendant l'évènement. Qu'est-ce qui explique votre popularité ?
J. J. : Le fait d'être une femme engagée dans un milieu très masculin reste quelque chose d'atypique. J'ai la chance d'avoir beaucoup de retours de femmes et de jeunes filles qui me félicitent pour mon parcours. C'est très encourageant et ça m'incite à aller de l'avant.
JPL : Être l'une des rares femmes dans cet environnement très masculin, est-ce un avantage ?
J. J. : Je ne sais pas si c'est un avantage, mais c'est un choix assumé. J'avais bien conscience dès le départ d'intégrer un championnat mixte, à forte dominante masculine. Être une femme sur la piste ne m'a jamais posé de problème… D'ailleurs, je dis toujours que lorsqu'on a un casque sur la tête, on est pilote avant tout et on ne fait plus de différence. Même si ce n'est pas toujours évident sur le plan physique ! La compétition exige beaucoup d'efforts. Après un évènement comme les 24 Heures du Mans, j'ai besoin de trois à quatre jours pour m'en remettre. Il faut gérer la course, les "roulages", les partenaires, le public, etc. Il ne faut pas oublier non plus que nous préparons la compétition pendant un mois juste avant chaque course. On a six courses dans l'année mais Le Mans reste la plus importante et la plus exigeante.
JPL : S'imposer dans ce milieu a-t-il été difficile ?
J. J. : À mes débuts, ça n'a pas été simple dans la mesure où la discipline n'avait pas accueilli de femmes depuis plusieurs années. Quand je suis arrivée en 2008, j'étais donc la première femme à reprendre le volant d'un camion après une longue période d'absence féminine. J'avais 18 ans, j'étais timide et je restais un peu dans mon coin… En termes de pilotage, je n'avais pas non plus le tempérament d'aujourd'hui. Il y a beaucoup de choses que je n'osais pas. Depuis que j'ai repris, il y a quatre ans, la situation a bien changé… Le fait d'être dans un championnat très masculin, et d'évoluer au quotidien dans un environnement professionnel qui l'est tout autant, ça m'a forgé un certain tempérament. Et c'est peut-être ce qui m'a permis d'arriver là où j'en suis aujourd'hui.
JPL : La passion de la course vous a été transmise par votre papa. Est-ce lui aussi qui vous a donné le virus du camion ?
J. J. : Avant le camion, j'ai commencé la course automobile par une école de pilotage à 15 ans, avec des entraînements réguliers en Formule Renault. J'ai intégré ensuite la Coupe de France des Circuits mais c'est quelque chose qui ne me convenait pas. La position de conduite semi-allongée me déplaisait et je n'ai pas accroché avec la "mentalité voiture". Ça a duré pendant cinq à six courses lors de la première saison. À cette époque, mon frère (Anthony Janiec, ndlr), qui évoluait déjà à haut niveau en Formule 3, a intégré le camion de course. C'était en 2007. Un an plus tard, lors d'une séance d'essai en circuit privé, il m'a proposé d'essayer son camion. Je suis alors tombée dans la marmite à mon tour ! J'ai ainsi commencé la compétition en camion à 19 ans.
JPL : Vous n'aviez alors jamais touché le volant d'un camion ?
J. J. : Non jamais ! J'ai fait les choses à l'envers puisque je n'ai passé mes permis poids lourd que bien plus tard, il y a quatre ans. Mais j'ai grandi au milieu des camions au sein de l'entreprise familiale (Friaufer, ndlr). À l'époque, c'était une société de terrassement et de démolition. Nous avions un dépôt avec des poids lourds, des machines de chantier, etc. Mon père a toujours eu des camions. Il était particulièrement amoureux des modèles américains. À ce moment-là, il avait un Kenworth et venait me chercher avec à l'école. Très jeune, j'étais donc entourée de camions sans pour autant penser que ça deviendrait une passion par la suite.
JPL : Y a-t-il un camion particulier qui a marqué votre enfance ?
J. J. : Sans hésiter, le Kenworth de mon père. Il l'avait fait peindre complètement et le véhicule était régulièrement stationné devant la maison. On allait partout avec !
JPL : Vous avez gardé une affection particulière pour les camions américains ?
J. J. : Il y en a un qui est mis à notre disposition par l'un de nos partenaires. Mais il faut avouer que ce véhicule n'est plus en adéquation avec notre époque. Aujourd'hui, je conduis un ampliroll en boîte automatique, et je le gère comme une voiture. Pour du quotidien, c'est beaucoup plus adapté !
JPL : En dehors de vos courses, vous arrive-t-il de prendre le volant de vos camions ?
J. J. : Oui, surtout depuis que j'ai repris l'entreprise familiale. Ce qui n'était pas prévu initialement puisque je me destinais, pendant mes études, au métier d'éducatrice de jeunes enfants. Finalement, j'ai créé une société de communication pendant une dizaine d'années. Je réalisais des stickers, enseignes, panneaux, etc. En 2017, mon père est parti sur un chantier lors d'un long déplacement et la question de la transmission de l'entreprise familiale s'est alors posée. J'ai accepté de prendre son relais même si je n'étais pas du secteur. À l'époque, nous n'étions que deux personnes au sein de l'entreprise. L'équipe s'est ensuite étoffée jusqu'à douze personnes, selon les chantiers. Nous avons eu la chance, en 2020, d'être mobilisés sur le chantier de Notre-Dame de Paris. J'avais passé mes permis poids lourds l'année auparavant et j'ai donc travaillé pendant deux ans dans la capitale. J'ai beaucoup roulé à cette époque. Au-delà de cet aspect, la gestion d'un chantier aussi complexe a été une expérience professionnelle très enrichissante.
JPL : Comment conciliez-vous vos obligations de cheffe d'entreprise et de pilote ?
J. J. : C'est une organisation ! J'ai six courses dans l'année et leur calendrier tombe en décembre, ce qui me laisse quelques semaines pour tout organiser. En sachant que chaque course implique une semaine de déplacement et les week-end de préparation au préalable. Il y a beaucoup de réunions aussi avec nos partenaires, la préparation des budgets, etc. Le team de course représente une entreprise à part entière finalement. Mais j'ai la chance de pouvoir compter sur une vingtaine de bénévoles autour de moi, c'est très important. Dans mon entreprise, je peux aussi m'appuyer sur une dizaine de personnes avec lesquelles je travaille depuis plusieurs années. Tout est en place aujourd'hui même s'il y a des semaines plus compliquées que d'autres ! Mais je m'estime heureuse de pouvoir allier ces deux activités. Grâce à mes partenaires, j'ai également la possibilité de me libérer plus facilement pour les courses.
JPL : Quelle est votre activité favorite pour occuper vos pauses en cabine ?
J. J. : La cabine du camion représente justement mon second bureau ! J'ai toujours mon ordinateur, ma tablette et mon téléphone à disposition. J'y passe mes appels que je ne peux pas faire quand je suis en chargement et déchargement. Mes pauses n'en sont pas finalement puisqu'elles me permettent d'avancer dans la gestion de mon entreprise.
JPL : Un livre, un film ou une série à recommander à nos lecteurs ?
J. J. : Je regarde souvent des séries et films lié au sport automobile. J'ai d'ailleurs repris récemment la série Formula One sur Netflix. C'est très bien fait car elle donne enfin vie aux paddocks. C'est quelque chose d'important pour les fans. On le voit au Mans : les visiteurs apprécient de pouvoir approcher le camion, voire monter à bord, et échanger avec les pilotes et les techniciens. Le monde de la Formule 1 est très fermé et cette série documentaire permet de s'immerger dans la vie des pilotes et des écuries. Dans la même veine, j'ai beaucoup aimé aussi le film Gran Turismo, sorti l'été dernier.
JPL : Le meilleur restaurant routier du pays ?
J. J. : Je m'arrête souvent au centre routier de Kimmel, à Thal-Drulingen (67), en Alsace. J'y connais beaucoup de monde et j'apprécie l'ambiance du lieu.
JPL : Noël approche. Si l'on devait vous offrir le meilleur des cadeaux, ce serait…
J. J. : J'ai malheureusement perdu mon frère l'année dernière et, si on devait me faire le plus beau des cadeaux, ce serait de passer du temps avec lui… Je sais qu'il veille sur moi, quoi qu'il arrive, mais son absence a été difficile à vivre. J'avais d'ailleurs hésité à retrouver la compétition cette année. Ça devait être une saison test. Finalement, cette épreuve m'a donné de l'aplomb et cette saison s'est très bien passée grâce au soutien de mon équipe et de mon entourage.