Julien Bahri, JAC Motors : "En tant que constructeur chinois, nous n'avons pas le droit à l'erreur"
Le Journal du Poids Lourd : Pouvez-vous nous rappeler la genèse du partenariat noué entre Tekauto et JAC Motors ?
Julien Bahri : C'est Serge Habib [désormais président, ndlr] qui en est à l'origine. Il importait et distribuait PSA au Brésil. Il a fini par arrêter et a voulu travailler avec un constructeur chinois. Serge en a rencontré plusieurs et a choisi JAC Motors, acteur majeur en Chine, car il a d'abord été séduit par les qualités humaines du groupe. C'était il y a plus de seize ans. Il y a quelques années, JAC l'a sollicité pour se développer sur le marché européen. Après l'Espagne, Serge a démarré en France et en Belgique avec son groupe SCH. La structure Tekauto a été créée en 2022, et j'ai pour ma part pris officiellement mes fonctions le 1er novembre 2023.
JPL : Vous êtes restés plutôt discret jusqu'à présent. Pourquoi ?
J. B. : Un an, ça passe vite ! Depuis nos débuts, nous nous sommes vraiment focalisés sur l'opérationnel. Il a fallu mettre en place le contrat entre Tekauto et JAC Motors, les premières commandes, les homologations, les carrossages, s'assurer de la disponibilité des produits… Nous étions dans un tourbillon, et désormais on sort la tête de l'eau. Nous voulons être un peu plus moteurs. Les transporteurs sont aussi intéressés par la nouveauté. C'est pourquoi nous nous sommes adossés aux loueurs pour nous faire connaître, comme Petit Forestier et Fraikin qui ont des réseaux d'agences et des clients potentiels pour nos camions électriques. Plus de 80 % de nos démonstrations se sont faites via des loueurs. En 2023, nous avons aussi participé au salon Solutrans avec un camion sur le stand de Lamberet. Cette année, nous avions notre propre stand à l'IAA de Hanovre et ce sera pareil à Solutrans en 2025.
JPL : Tekauto s'est rapidement rapproché de Lamberet en France. Est-ce un partenariat spécial ?
J. B. : Le groupe Lamberet souhaitait un camion de 7,5 tonnes électrique à présenter à Solutrans en 2023, et il n'y avait pas grand monde de prêt sur ce segment. Ils nous ont sollicités et nous avons réalisé une caisse à leurs côtés. C'est ainsi que nous nous sommes rapprochés. Nous travaillons très bien ensemble. C'est un échange de bons procédés, il n'y a pas de contrat d'exclusivité. Ce véhicule a ensuite été vendu au groupe Stef à Bordeaux par l'intermédiaire de Petit Forestier. C'était bénéfique pour Tekauto et JAC Motors d'avoir une caisse Lamberet, alors que nous n'en avions jamais fait. Nous avons aussi travaillé avec Aubineau, Lecapitaine, Lebrun ou encore Giraudon. Certes, nous sommes chinois, mais tous nos véhicules sont homologués. Leur carrossage ne pose donc aucune difficulté. C'est important pour nous de démontrer notre savoir-faire et notre capacité à travailler avec n'importe quel carrossier. Certains constructeurs chinois sont des spécialistes de la communication, mais la commercialisation de leurs camions nécessite de longues années… Ce que j'apprécie chez JAC Motors, c'est qu'ils ne font pas de promesses en l'air.
JPL : Justement, parlons des camions électriques JAC Motors qui arrivent en France. Vous commencez avec le iJAC 7.5, un véhicule de 7,5 tonnes. Pourquoi ce choix ?
J. B. : Ce marché représente environ 2 % des immatriculations de camions de plus de cinq tonnes en France. Et la part d'électriques y est très faible. Nous avons déjà vendu une dizaine de véhicules et j'espère que nous atteindrons les 40 à la fin de l'année. Neuf iJAC 7.5 auront été immatriculés en 2024 (interview du JPL de novembre 2024, ndlr). Nous sommes actuellement sur une nouvelle version de ce camion qui répond aux dernières contraintes GSR II. Nous avons simplifié la chaîne de traction et n'avons plus de boîte de vitesses, ni d'arc de transmission. Le véhicule dispose désormais d'un moteur électrique et d'un e-axle [essieu électrique, ndlr]. C'est une première avancée qui nous a permis de gagner 300 kg en poids à vide. Ce n'est pas négligeable sur un tel tonnage. Les batteries étaient sur les extérieurs du véhicule, elles se situent désormais entre les longerons du châssis. Cela rassure tout le monde d'un point de vue sécurité et permet plus de flexibilité pour le carrossage.
JPL : À quels usages ce camion est-il destiné ?
J. B. : En premier lieu à du transport urbain. Nous avons trois empattements possibles. On avait déjà le plus petit sur notre première version : 3 365 mm. Maintenant, nous proposons aussi deux autres empattements : 3 845 mm et 4 475 mm. Cela permet une utilisation du iJAC 7.5 sur du transport sec entre 8 et 14 palettes, et sur du frigo entre 8 et 12 palettes. Le véhicule offre une grande diversité en termes de carrossage. Avec 14 palettes, on peut atteindre une capacité similaire à celle d'un douze tonnes électrique en messagerie. Personne n'a de camion comme le nôtre !
JPL : L'autonomie est-elle suffisante pour une journée de tournées urbaines ?
J. B. : Pour la plupart des clients urbains, oui, car ils effectuent en moyenne 120 km par jour. Or, nous avons constaté une autonomie de 220 à 230 km en exploitation en sec. On annonce 200 km pour assurer une grande flexibilité. Sur une caisse frigorifique, on perd 15 à 20 % d'autonomie, on tombe donc à 180 km, ce qui est toujours suffisant. Il n'y a donc pas de stress pour le conducteur sur son retour au dépôt, car il lui reste généralement 30 à 40 % d'autonomie. Pour les batteries de nos véhicules, nous travaillons avec CATL, qui est le plus fiable et économique des acteurs. Ce sont des batteries à la technologie LFP (lithium-fer-phosphate). Sa chimie est stable, chauffe peu, et il n'y a pas de cobalt. Le seul inconvénient du LFP, c'est le poids : les batteries sont lourdes et ne sont donc pas adaptées aux véhicules légers.
JPL : Quels volumes prévoyez-vous à court et moyen terme ?
J. B. : Si le marché du 7,5 tonnes se développe davantage et qu'il y a des reports d'autres catégories, je pense qu'on peut faire autour de 60 à 80 véhicules vendus par an, voire une centaine dans les bonnes années. L'objectif ne sera pas simple à atteindre, mais c'est faisable. Dès 2025, nous devrions immatriculer 40 camions. Cela va surprendre et risque de faire un peu de bruit… Nous allons aussi proposer un 4,2 tonnes électrique, le iJAC 4.2, qui est en cours d'homologation. Les premières commandes devraient être prises à l'été 2025, pour des livraisons début 2026.
JPL : Quels sont vos délais de livraison ?
J. B. : Si nous n'avons pas de véhicule en stock et que nous devons passer commande, il faut compter cinq mois avant l'arrivée du véhicule sur notre site en France, entre la fabrication et l'acheminement depuis la Chine. En parallèle, nous travaillons avec le carrossier. Si on peut faire carrosser le véhicule directement à son arrivée, il faut compter entre un et deux mois de plus, donc un total de six à sept mois d'attente. Si on a déjà le véhicule en stock, c'est bien sûr beaucoup plus rapide.
JPL : Que répondez-vous à ceux qui s'inquiètent de l'arrivée des constructeurs chinois en Europe ?
J. B. : Nous sommes dans un monde ouvert. Quand je vais en Chine, je vois des Tesla, des Mercedes, des Renault… Cela n'a jamais dérangé personne dans ce sens-là. Maintenant que c'est dans l'autre sens, ce serait un problème ? La concurrence est toujours bénéfique pour le client final. Notre but est de vendre des solutions de décarbonation à des sociétés de transport. Il y a du volume, et l'ensemble des constructeurs européens n'a pas les capacités industrielles pour répondre à toute la demande. Selon moi, il n'y a pas mieux qu'un constructeur européen pour faire un véhicule thermique. Mais sur l'électrique, les constructeurs chinois ont pris de l'avance et ont un vrai savoir-faire, depuis longtemps. Les Européens resteront leaders sur le marché européen, mais nous sommes une alternative crédible, abordable et fiable. Les clients qui nous ont déjà pris des véhicules en reprennent. Avec Geodis et Stef, par exemple, nous allons enregistrer d'autres commandes. Ceux qui essaient notre véhicule sont convaincus.
JPL : Malgré tout, est-ce une pression supplémentaire de ne pas être un constructeur européen ?
J. B. : Oui, en tant que constructeur chinois, nous n'avons pas le droit à l'erreur par rapport aux autres. Nous n'avons pas le droit d'être en panne, ni d'avoir des retards de pièces. Sinon, on entendra tout de suite : "Oh là là ces Chinois, ils ne sont vraiment pas bons !" Même si c'est le groupe frigorifique qui a un problème et pas le fabricant, nous serons quand même critiqués. Nous sommes responsables de l'ensemble du système dans le camion et nous devons démontrer notre savoir-faire, la qualité de nos produits et de nos services.
JPL : Est-ce pour cette raison que vous travaillez avec des acteurs français et européens pour le carrossage et les équipements de vos camions ?
J. B. : Nous importons de Chine des véhicules incomplets, qui sont donc finalisés dans des carrosseries en France. Chaque véhicule immatriculé passe chez un carrossier français. Stratégiquement parlant, on ne peut pas faire autrement. Surtout, cela rassure le client. Dans l'ensemble, si vous prenez un véhicule complet de JAC Motors, 50 % de sa valeur est française ou européenne. Nos groupes frigorifiques viennent de Carrier ou Thermo King, nos hayons élévateurs de Dhollandia, etc. Ensuite, pour l'entretien, nous nous sommes rapprochés de G-Truck, le réseau d'Alliance Automotive. C'était également un point important pour nos clients. Au-delà du réseau de points de service, la différence se fait avec l'humain, les interlocuteurs que vous avez en face de vous. La façon dont les problèmes sont traités, le niveau de service et de réactivité sont primordiaux.
JPL : Après le 4,2 et le 7,5 tonnes, vous verra-t-on sur le marché des camions électriques à plus fort tonnage ?
J. B. : Le camion électrique dans son ensemble nous intéresse forcément. Mais cela prend du temps. On ira inévitablement vers du 12 et du 19 tonnes, car il y a des volumes importants sur ces véhicules. Mais dans un premier temps, nous devons consolider notre position sur le 7,5 tonnes. Il faut y aller crescendo, faire les choses correctement, démontrer auprès de grands faiseurs notre capacité sur plusieurs séries de véhicules. Ensuite, nous aurons la légitimité pour présenter des produits sur d'autres tonnages avec une image de marque. Est-ce que ce sera dans un an, deux ans ou plus ? C'est trop tôt pour le dire. Mais la volonté et là. Ce qui est sûr, c'est que la limite sur l'électrique sera à 19 tonnes. Au-delà, le prix du véhicule augmente trop.
JPL : Même avec les aides, comme les appels à projets de l'Ademe ?
J. B. : Certains clients ont participé aux appels à projets avec nos camions, sans succès. C'était compliqué, il y a beaucoup de dossiers à remplir. Cela prend du temps et il faut y allouer des ressources. Il faudrait simplifier le processus pour les entreprises. Je ne saurais pas vous dire pourquoi nos clients n'ont pas eu de subvention. Est-ce que c'est à cause de l'origine du produit ? Du tonnage ? Du timing ? D'une virgule mal placée dans le dossier ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que, même sans subvention, notre solution peut être rentable.
JPL : Justement, comment vous positionnez-vous en termes de prix et de rentabilité ?
J. B. : Nous souhaitons nous positionner entre 15 et 20 % moins cher qu'un camion européen. Quand il faut compter 50 000 à 60 000 euros pour un 7,5 tonnes thermique, nous sommes à moins du double pour notre version électrique. Surtout, le iJAC 7.5 a une rentabilité électrique, ce qui est notre priorité. En faisant entre 30 000 et 40 000 kilomètres par an, le surcoût du véhicule électrique par rapport au thermique est absorbé en quatre ans grâce aux économies de carburant. C'est du concret. Nous construisons notre offre ainsi pour ne pas être dépendants des subventions.
JPL : Allez-vous vous positionner sur l'hydrogène ?
J. B. : S'il y a une vraie demande et que le marché se développe, oui. JAC Motors croit au développement du moteur hydrogène pur et dur, plus qu'à la pile à combustible. Il devrait permettre un meilleur rendement pour un coût moindre. Entre les présentations qu'on voit actuellement et les versions qui seront industrialisées et proposées aux clients à des coûts intéressants, il va se passer encore cinq ans au minimum. Mais au-delà de l'hydrogène, le mix énergétique est déjà prêt : l'électrique est très adapté pour les 200 km et moins. Et pour le reste, on a des carburants alternatifs.
----------------------------------------------------
Bio express
Diplômé de l'école de commerce de Douai (Nord) en 2008, Julien Bahri passe les cinq premières années de sa carrière dans le groupe VDL. Il occupe par la suite des postes commerciaux chez Solaris Bus & Coach, Isuzu Bus puis Dietrich Carebus Group. Quelques années après en avoir été consultant, Julien Bahri rejoint BYD France en 2019 en tant que key account manager. De retour chez VDL Bus & Coach France comme directeur général de la filiale française en 2022, il repart l'année suivante pour prendre la tête de Tekauto le 1er novembre 2023.