Recrutement : la route est encore longue
Il faut d'abord voir le verre à moitié plein : la situation s'améliore. Lentement, certes, mais elle s'améliore. Le rapport 2022 de l'OPTL (Observatoire prospectif des métiers et des qualifications dans les transports et la logistique) annonce une progression de l'emploi salarié dans le transport routier et la logistique de 3,7 % entre 2020 et 2021. Il s'agit de la plus forte hausse en sept ans. La branche comptait, au 31 décembre 2021, plus de 777 000 salariés, dont 30 000 créations de postes.
Une fois ces chiffres positifs annoncés, le problème ne peut être éludé : il manque toujours des forces vives dans la filière, et en premier lieu des conducteurs. "Ce poste est le 16e le plus recherché sur le marché du travail national selon Pôle Emploi, rappelle Célia Prudent, déléguée à l'emploi et la formation de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR). Il manque toujours environ 50 000 conducteurs en France. C'est une problématique qui perdure d'année en année. Et quand vous trouvez un bon candidat à former, vous allez parfois manquer de formateurs. Et si vous avez ce dernier, c'est l'examinateur qui va manquer… Ce sont aussi des professions qui nécessitent des compétences spécialisées impliquant un processus de professionnalisation long et onéreux."
Le TRM est plus touché
Le métier de chauffeur n'est en effet pas le seul affecté par les difficultés de recrutement. Le groupe Heppner compte, par exemple, 2 400 salariés, dont seulement 250 conducteurs. Sur les autres postes, la pénurie se fait tout autant ressentir. "Nous avons du mal à recruter sur des métiers liés aux quais, comme manutentionnaire ou cariste, mais aussi sur ceux liés à la commission, comme affréteur et commercial", confie Emmanuel Ledroit, DRH du groupe Heppner. Comme souvent, les défis ne sont pas les mêmes selon les régions. Si l'Île-de-France, les Hauts-de-France et le Grand Est voient leurs effectifs bondir de 4 à 5 % sur un an, ce n'est pas le cas sur tout le territoire.
"Dans certains pôles, comme en Rhône-Alpes, nous avons beaucoup de mal à recruter, confirme Emmanuel Ledroit. Nous y sommes en perpétuel appel sur des métiers comme manutentionnaire ou cariste. Ensuite, en Vendée et en Charente par exemple, nous avons récemment eu des difficultés à recruter des conducteurs." Cette problématique est plus propre au transport de marchandises que de voyageurs.
Du côté de la RATP, 4 900 postes en CDI sont à pourvoir en 2023, dont 2 700 de conducteurs de bus et tramway, et 400 de conducteurs de métro. Avec près de 100 000 CV reçus l'an dernier, soit 30 % de plus qu'en 2021, la société francilienne se veut confiante quant à la réalisation de cet objectif, déjà rempli au tiers à fin avril.
En revanche, pour le transport de marchandises, "il y a une vraie pénurie de candidats qualifiés", selon Célia Prudent. Elle ajoute : "Les délais de délivrance des permis professionnels sont longs. Les obligations réglementaires et administratives restreignent le vivier de candidats et complexifient l'accès à nos métiers." Alors qu'une entreprise sur deux rencontrerait des difficultés de recrutement, 84 % d'entre elles les justifient en premier lieu par le manque de candidats, selon l'OPTL.
Mais ce n'est pas la seule raison : 35 % des structures interrogées estiment que les professions manquent d'attractivité dans le secteur. L'image du camion pollueur et dangereux reste ancrée dans l'opinion publique et peut freiner une partie de la jeune génération. Mais ce n'est pas la seule raison. "Le métier de conducteur n'est pas reconnu car il est surtout méconnu, déplore Célia Prudent. Il y a beaucoup de fausses représentations autour de ce métier. Beaucoup d'entreprises s'adaptent aux nouvelles exigences sociales, même s'il est difficile de changer toutes les spécificités sectorielles, comme les horaires décalés."
Améliorer l'image du secteur
Si les difficultés perdurent, la situation apparaît pressante : l'OPTL établit à 44 ans et demi l'âge moyen des salariés de la branche transport et logistique. Surtout, 39 % des effectifs sont âgés de plus de 50 ans, quand cette tranche d'âge ne représentait que 28 % des salariés en 2011. Face à cette pyramide des âges vieillissante, le renouvellement des générations doit se faire maintenant. Pour séduire plus de candidats potentiels, améliorer l'attractivité du secteur est primordial. "Pour donner envie, il faut déjà informer sur qui on est, ce qu'on fait, comment on travaille", lance Célia Prudent. La première impression importe toujours.
À l'heure du règne d'Internet et des réseaux sociaux, avoir des sites et pages informatives et valorisantes est un atout, les candidats s'y référant souvent avant de postuler. "L'image véhiculée lors du premier entretien est également importante, ajoute la déléguée à l'emploi et la formation de la FNTR. Comment l'entreprise est présentée au candidat, comment l'activité est valorisée, comment ses valeurs sont portées… À plus grande échelle, nous devons promouvoir le métier. La FNTR travaille, par exemple, sur diverses campagnes de communication."
Pour ses larges plans de recrutement annuels, la RATP passe aussi par des campagnes de communication, avec notamment des affiches dans le métro ou des opérations digitales. "Nous avons par ailleurs toute une stratégie de publication d'offres d'emploi sur un panel de 70 plateformes, généralistes ou spécialisées, précise Marie Cosson, directrice du développement des compétences groupe et porte-parole sur le recrutement à la RATP. Nous avons aussi divers partenariats avec des établissements scolaires, nous participons à des salons, des forums d'emploi, etc." Tout ce travail de communication doit mettre l'entreprise en avant.
Pour la RATP, il s'agit de faire passer le message qu'y travailler signifie répondre à une mission d'intérêt général : transporter quotidiennement des millions de personnes vers leur lieu de travail ou de formation. "Donner envie, c'est aussi montrer son engagement sur les questions de responsabilité sociétale, soumet Célia Prudent. Ces logiques RSE résonnent avec les attentes des jeunes quant aux valeurs portées par les entreprises. Pour cela, la FNTR a initié en 2022 le premier label ESG dédié au secteur." Pour autant, s'il est important de montrer une image valorisante de son entreprise pour attirer les candidats, Emmanuel Ledroit met en garde : "Il faut être cohérent car les futurs salariés ne sont pas dupes. Il ne faut pas vendre des idées que le candidat ne retrouve pas pendant son intégration."
Conserver et faire évoluer
S'il est difficile de recruter, conserver ses salariés s'avère d'autant plus important. D'où l'intérêt de mieux communiquer, tant sur les conditions d'exercice de chaque métier que sur son entreprise. Objectif : améliorer le sourcing de candidats, s'assurer qu'ils ne plient pas bagage en période d'essai, puis fidéliser ses effectifs.
Depuis plusieurs années, le groupe Heppner évalue le niveau de satisfaction de ses collaborateurs avec l'organisme Great Place To Work. "Que les résultats soient bons ou mauvais, nous communiquons dessus en interne et réalisons des plans d'action pour progresser, notamment dans les régions où il peut y avoir quelques écarts", détaille le DRH. Heppner se veut un groupe familial à la vision claire, et communique activement au sein de ses différentes antennes régionales pour valoriser l'importance de chaque salarié.
Leur permettre d'évoluer fait aussi partie des stratégies gagnantes. Le groupe a ainsi vu 122 collaborateurs changer de poste en interne en 2022. "Le transport, ce n'est pas que des conducteurs et ceux qui sont sur le quai, reprend Emmanuel Ledroit. Beaucoup n'imaginent pas toute la dimension commerciale ou managériale qu'il faut avoir sur certains postes. Il faut mettre en avant cette richesse de compétences. Dans un marché où beaucoup d'entreprises sont prêtes à débaucher, il est important d'offrir une bonne expérience à ses salariés."
La RATP aussi a pris le parti de mettre en avant les possibilités d'évolution de carrière qu'elle a à offrir. "Nous avons une vraie culture de la promotion interne et sociale, avec plus de 250 métiers. Il est possible de commencer agent de gare pour finir manager, en passant par conducteur de bus ou contrôleur", affirme Marie Cosson.
Élargir ses horizons peut aussi aider les sociétés de transport à atteindre leurs objectifs en matière de recrutement. Dans un secteur historiquement à dominance masculine, aller chercher de plus en plus de femmes en phase de recrutement permet d'accroître ses chances d'étoffer et de diversifier ses effectifs. "Certaines sociétés ont investi sur des camions dotés de sanitaires, illustre Célia Prudent. Cela peut sembler anodin mais cela peut aider à convaincre une conductrice, qui ne sera ainsi pas obligée de sortir de son camion en pleine nuit, seule au milieu de l'autoroute. Cela prouve une évolution des pratiques des entreprises, qui s'adaptent aux besoins de leurs salariés."
Des formations dans tous les sens
Mais le changement d'horizon en matière de recrutement apparaît plus forcé que choisi. "De nombreux nouveaux conducteurs sont des demandeurs d'emploi orientés par Pôle Emploi vers des formations préalables à l'embauche", informe la déléguée à l'emploi et la formation de la FNTR. À la RATP, 700 contrats d'insertion sont prévus dans les 6 600 recrutements visés en 2023. "Nous travaillons notamment avec Pôle Emploi pour créer des parcours de retour vers l'emploi. La RATP a toujours contribué à l'insertion au travail, tant des jeunes que des personnes éloignées de l'emploi", commente Marie Cosson. La société a fait évoluer ses process de recrutement, avec plus d'entretiens en distanciel et des tests psychotechniques et d'aptitudes effectuables en ligne. Le processus "Un CDI en un jour" a été développé en 2022 pour accélérer les recrutements, notamment sur les métiers de la maintenance.
Qui dit insertion dit forcément formation. Ainsi, l'OPTL indique que 34 300 nouveaux conducteurs ont été formés à la conduite de véhicules lourds de transport routier de marchandises en 2021 (+ 16 % vs 2020). Sans mentionner, donc, les autres métiers de la branche. Si des organismes comme l'Aftral dispensent de nombreuses formations à l'année, les transporteurs se chargent de plus en plus de cette étape ancrée dans le processus de recrutement. La RATP assure l'entièreté des formations de ses salariés sur certains métiers, dont celui de conducteur. "Cela peut aller de quelques semaines jusqu'à 18 mois selon le métier et les qualifications du candidat", précise Marie Cosson.
Le groupe Heppner a également cet objectif, à court terme. "Nous voulons former nous-mêmes des personnes qui n'ont pas forcément toutes les compétences, confie Emmanuel Ledroit. Nous pourrions aussi prendre certains de nos collaborateurs en deuxième partie de carrière, pour en faire des formateurs internes." Une multiplicité des acteurs qui complexifie le système : si cela amène de la diversité dans l'offre, les process et méthodologies diffèrent, pouvant faire perdre de la visibilité aux candidats. "La FNTR est engagée dans la rénovation de l'offre de formation et l'harmonisation des procédures administratives afin de sécuriser les parcours professionnels et permettre un recrutement plus opérant", assure Célia Prudent.
L'alternance plutôt que l'intérim
Mais un autre élément pourrait plus vigoureusement inquiéter le secteur dans les années à venir : la crainte d'une ubérisation commence à naître. Pour le moment, le CDI reste la norme. 70 % des embauches dans la branche transport et logistique se sont faites en CDI en 2021, selon l'OPTL. C'est tout de même un point de moins qu'en 2020. Et dans le même temps, le nombre d'intérimaires a progressé de 17 %. "Nous avons senti ces dernières années que certains conducteurs préféraient se mettre à leur compte ou devenir intérimaires, reconnaît Emmanuel Ledroit. Ils se disent qu'ils vont avoir un meilleur salaire, mais c'est une vision à court terme. Ils ne pensent pas au 13e mois, aux primes, à la mutuelle et aux autres avantages que leur société leur offre. En revanche, nous avons du mal à lutter sur certains points, comme la flexibilité."
Devenir indépendant signifie pouvoir choisir ses missions en fonction de ses critères géographiques et temporels. Surtout, l'intérimaire ou l'indépendant appelé par une entreprise se trouve en position de force dans un secteur autant touché par les difficultés de recrutement. Et des start-up se créent pour accompagner ceux qui veulent franchir le pas (voir plus bas). Si elle reconnaît qu'une ubérisation du transport serait inquiétante, la FNTR s'en tient aux chiffres : "Le CDI reste la norme car les entreprises souhaitent stabiliser leur modèle économique avec des postes pérennes", martèle Célia Prudent.
Pour éviter d'en arriver là, s'appuyer sur la jeunesse apparaît toujours comme la meilleure solution. Notamment portés par les aides gouvernementales, les contrats professionnalisants ont le vent en poupe. "Nous constatons une forte proportion d'apprentis qui restent ensuite en poste, se réjouit Célia Prudent. C'est positif car c'est un investissement récupéré par l'employeur. Cela contribue aussi au renouvellement des générations." L'OPTL confirme ce sentiment : les deux tiers des jeunes apprentis et lycéens se trouvaient en emploi après une formation en transport-logistique en 2021. Au total, on recensait 9 700 apprentis dans la branche cette année-là, soit 16 % de plus que l'année précédente. En conduite, l'effectif en première année d'apprentissage a même été multiplié par 1,6. Des chiffres appuyés par la RATP, qui accueillera plus de 1 000 contrats en alternance en 2023, dont 850 au sein de son propre centre de formation, qui a formé 2 400 apprentis depuis 2017.
Le groupe Heppner a, de son côté, offert un CDI à ses deux chauffeurs alternants en 2022. "Il y a deux ans, nous ne prenions que 35 alternants sur tous nos métiers. Désormais, nous visons la centaine chaque année, dont la moitié qui reste à la fin, lance Emmanuel Ledroit. C'est le meilleur moyen de rentrer dans le groupe, car le jeune passe deux ans avec nous. Il est accompagné, testé, et sait où il s'engage." Roulez, jeunesse !
Vers des conducteurs indépendants
"Nous voulons fluidifier le marché et répondre aux attentes des nouvelles générations." Voilà l'objectif affiché par le fondateur de Truckrs, Pierre-Arnaud Destremau. Née en mars 2022, cette start-up met en relation des conducteurs indépendants avec les sociétés de transport (de marchandises surtout) demandeuses. "C'est un outil intermédiaire, pas une agence d'intérim", précise le fondateur. Concrètement, le transporteur crée une offre sur la place de marché digitale, puis peut choisir parmi les conducteurs ayant postulé ceux qu'il souhaite contacter. Truckrs ne s'occupe que de créer la documentation nécessaire (bons de commande, factures, etc.). "Nous voulons démocratiser l'accès au statut d'indépendant. Aux États-Unis, c'est courant : plus de 70 % des conducteurs le sont", indique Pierre-Arnaud Destremau.
Pour accéder à la plateforme, les conducteurs sont sélectionnés et préqualifiés. "Nous prenons des références sur les conducteurs pour ne conserver que ceux qui sont recommandés", confie le fondateur de Truckrs. Une fois les missions terminées, les transporteurs peuvent noter et laisser leur avis sur le conducteur.
En quelques mois, la start-up a déjà "qualifié" plus de 1 200 conducteurs. Leur profil : "moins de 40 ans." Une génération sensible à deux arguments. "La liberté de choisir sa mission et le revenu : un conducteur indépendant gagne entre 600 et 1 000 € de plus par mois qu'un salarié", affirme Pierre-Arnaud Destremau, qui conclut : "Redonner envie d'être conducteur peut passer par des missions de courte durée."